Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/715

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Toute pensée qui était bien avant dans le cœur de l’homme n’en pouvait alors jaillir sans s’être pour ainsi dire moulée dans une pensée de religion. La pensée nationale, qui s’exprimait par le schisme du Tabor ou par la défenestration de Prague, était donc d’autant plus énergique qu’elle s’ignorait pour ainsi dire elle-même, et se confondait avec les préoccupations les plus ardentes des âmes. On ne discutait pas la nationalité comme un thème généreux ou poétique ; l’être de la nation, l’essence qui la constituait, avait encore trop de sa vertu primitive pour ne pas remplir toute la vie, comme le sang remplit les veines. Cette sève créatrice a beaucoup diminué chez presque tous les peuples du vieux monde. C’est donc un remarquable phénomène de la voir maintenant circuler avec tant de puissance dans la famille slave, rajeunir et vivifier tous les rameaux de cet arbre antique.

Quel élan plus extraordinaire ! Le peuple seul, en Pologne, en Bohême, en Illyrie, le peuple avait gardé la langue de ses aïeux ; voici tout à coup les nobles et les savans qui se prennent d’amour pour cette langue délaissée, qui vont la chercher à son glorieux berceau du XVIe siècle, qui la dépouillent de ses langes, qui la parlent dans les salons, dans la chaire académique, du haut de la tribune parlementaire. Ils s’étaient laissé devenir ou Français, ou Allemands, ou Magyars ; ils tiennent désormais à honneur d’être de leur vrai pays. La possession, la jouissance de leur pays, c’est là le but nouveau de toutes leurs ambitions. Ils oubliaient ou méprisaient les souffrances et les droits des classes inférieures ; ils sentent le besoin de les associer au service d’une patrie dont les pauvres et les ignorans ont été pendant des siècles les seuls représentans. Ils étaient nés aristocrates, ils prêchent la plus pure démocratie. Comment s’expliquer une révolution si générale ? Bien des causes ont dû sans doute la servir : la science d’abord, et surtout la science allemande, s’est complu dans la réhabilitation des origines historiques ; elle en a rendu la mémoire plus précieuse à tous, en retrouvant pour tous des titres et des ancêtres. Puis aussi le caractère patriarcal de ces anciennes mœurs des Slaves, dont leurs descendans subissaient le charme par un si merveilleux retour, cette douce vie du seigneur au milieu de sa famille de paysans, flattait les illusions les plus innocentes des aristocrates obstinés. D’autre part, la protection constamment étendue par le chef de la famille sur ses rustiques enfans, la solidarité qui unissait les individus, la jouissance facile et commune des fruits du sol, tous ces mérites d’une existence sans grands travaux et sans noble tâche souriaient beaucoup à la paresse des songeurs de la politique humanitaire. Enfin, il est permis de penser que les Russes n’ont pas médiocrement aidé au succès de cette propagande, qui a chance de leur profiter plus qu’à personne, puisque leur fortune les a poussés au pinacle avant tous leurs frères : s’il y a quelque chose d’artificiel et de