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l’assemblée nationale, avant même qu’elle se réunît, avait des ennemis qui l’insultaient et la menaçaient déjà ; si la société, avant même que le sang coulât, était présentée aux âmes ignorantes ou aux appétits affamés comme un accouplement monstrueux de tyrans et d’esclaves, c’est à la politique de le dire et de signaler les promoteurs de ce déchaînement intellectuel, sans empiéter, bien entendu, ni sur les droits ni sur les devoirs de la justice, sans attribuer en son nom propre aux individus le désastre matériel dont la justice leur demandera raison. Si maintenant il se rencontre que les déclamations anti-sociales et les prédications de guerre civile tombent à la charge de ceux dont la justice a cru saisir la main dans les faits qu’elle poursuit, il se peut encore très bien que ceux-là né soient pas coupables des faits, et la justice, mieux éclairée à mesure qu’elle marche, le reconnaissant bientôt, n’aura plus rien à démêler avec eux ; mais ils resteront toujours coupables de l’égarement des consciences, de l’irritation des masses, du triste abus des sophismes, et la politique leur en tiendra perpétuellement le compte qu’elle devra.

Cette distinction naturelle a évidemment dirigé toute la conduite de la commission d’enquête. La commission avait à éclaircir les origines d’un double malheur dont le pays gémissait ; elle a été droit devant elle, et, sans accuser qui que ce soit du malheur même, elle n’a pu cependant se dissimuler que la cause en était dans une certaine politique dont les événemens portaient pour ainsi dire la livrée. Il s’est trouvé maintenant que cette politique, dont on ne pouvait méconnaître le caractère et l’action, était justement celle qui s’était assise au berceau de la république naissante. Était-ce la faute de la commission, pour qu’on Tait tant et tant gourmandée sur ce propos-là, et qu’est-ce que cela prouve contre la république, sinon qu’il ne faut pas la continuer dans les voies où l’on a dirigé ses premiers pas ? C’étaient, en vérité, des voies bien extraordinaires, et les pièces justificatives de l’enquête nous révèlent bien des abîmes à côté desquels nous avons heureusement passé dans le temps sans trop le savoir ; autrement, la tête nous eût tourné. Quel étrange Paris nous avons entrevu ! quelle société misérable et bizarre que celle qui prétendit en ce moment-là gouverner la France et représenter d’office la nation tout entière ! Comme le nombre des adeptes était petit, et combien cependant il agissait sur la foule, en la prenant par tous les mauvais côtés qui sont dans le cœur de l’homme ! Quelle triste démonstration de l’éternelle infirmité des masses I Le signal partait, la foule suivait en aveugle, comme à Rome, comme au moyen-âge, comme toujours ; on marchait parce que d’autres marchaient ; les plus savans étaient encore ceux qui avaient un faux mot d’ordre ; les plus nombreux, ceux auxquels on avait payé leur journée pour aller où tout le monde irait. C’est de la sorte que l’on a conduit le 16 mars, M. Caussidière s’en vante. Et le 17 avril ? et le 15 mai ? Nous possédons maintenant toutes les recettes avec lesquelles on fabrique, au besoin, un peuple majestueux, un peuple fraternisant, un peuple constituant. Cette triste expérience n’est pas de nature à nous inspirer beaucoup d’orgueil, mais elle doit assurément nous rendre fort humbles et fort patiens vis-à-vis de la Providence, qui a sans doute quelque grande et souveraine recette avec laquelle elle brouille à son plaisir les petites formules de nos empiriques.

Nous le comprenons maintenant, les fondateurs de la nouvelle république française ont chèrement payé les couronnes civiques dont ils ont eux-mêmes un peu trop tôt paré leurs fronts. Nous serions tout prêts à les plaindre, si leur im-