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Leigh Hunt fait, une curieuse tournée chez les dames anglaises qui ont écrit des vers, chez les british poetesses. Parmi ces femmes élégantes, spirituelles, éloquentes, il en est une auprès de laquelle on est bien forcé de s’arrêter : c’est lady Mary Wortley Montagu, la Sévigné anglaise. D’ailleurs, elle nous ramène dans ce précieux monde des wits, le monde des belles robs qui frémissent, des éventails qui jasent, des perruques qui expriment, dans leurs balancemens majestueux ou badins, l’admiration excitée par un beau vers académique, ou la moquerie qui rit autour d’une épigramme piquante comme une épingle, ailée comme une flèche. Singulière vie que celle de lady Mary ! Elle était la fille d’un duc, le duc de Kingstown. Privée de sa mère presque en naissant, elle s’éleva pour ainsi dire elle-même, sous un père absorbé par la politique et les plaisirs. Elle était pourtant déjà, tout enfant, un petit prodige d’esprit, de grace et de beauté. Un jour, son père, whig ardent et membre du Kit-Kat Club, voulut montrer sa petite merveille, — elle avait huit ans, — à ses compagnons de politique et d’esprit. La réunion se composait des hommes les plus éminens de l’état et des lettres. La belle enfant eut un succès fou ; son nom fut immédiatement gravé sur un verre ; on but à sa santé. Elle, volant à la ronde sur les genoux des convives, passant des caresses d’un grand seigneur aux bras d’un patriote où d’un poète, comblée de bonbons, assourdie de louanges, nageait dans l’extase. Tel fut le baptême mondain de lady Mary Wortley Montagu. Plus tard, M. Wortley, homme important du parti whig, amoureux d’elle, ne parvenant pas à s’entendre avec le duc son père sur les arrangemens financiers du mariage, elle se laissa enlever avec l’indifférence la plus étourdie. Elle s’était donné un maître jaloux qui la tint deux ans captive à la campagne, mais qui, devenu ministre, fut bien forcé de la conduire à Londres. Lady Mary y fut la joie de la cour ennuyée de George Ier, les délices des poètes et des gens d’esprit et le désespoir de son mari. Celui-ci prit l’ambassade de Constantinople et mena la brillante femme du monde chez le Grand-Turc. C’est ce qui nous a valu les charmantes lettres de lady Montagu. Revenue en Angleterre après bien des années, encore belle, elle introduisit en Europe l’inoculation ; puis, se séparant à l’amiable de son mari, elle alla en Italie, où elle passa vingt ans encore, et ne retourna finalement en Angleterre que deux ans avant sa mort. Cette femme, jadis adorée, conserva jusqu’au bout sa vivacité, son entrain, la force et la sûreté de son jugement, mais avec de bizarres manies. « Elle ne pensait, ne parlait, n’agissait, ne s’habillait comme personne (c’est une de ses parentes qui parle). Son domestique était composé de toutes les nations. En entrant dans son salon, vous pensiez être au premier étage de la tour de Babel. Un laquais hongrois prenait votre nom à la porte, il le donnait à un Italien, qui le transmettait à un Français, le Français le passait à un Suisse, le Suisse à un Polonais, en sorte qu’avant d’être