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se teignaient d’images et reluisaient dans les couleurs de l’expression intérieure comme les clartés voilées d’une illumination vénitienne. Lorsqu’il parlait de poésie, il était, dit Lamb, semblable à un archange. Lorsqu’on voyait éclater les premières étincelles de sa parole électrique, lorsqu’on entendait résonner les premières notes et comme le prélude de sa voix musicale, les causeries particulières cessaient le babil de l’esprit se taisait devant l’émotion de l’intelligence, les joueurs quittaient le whist, et, se montant à l’enthousiasme de Coleridge, la conversation générale, arrivait aux accens inspirés d’un dialogue de Platon.

Les mercredis ordinaires, après l’entrée du dernier flot, la fille de chambre Becky, sous la surveillance de miss Lamb, servait un souper anglais : des viandes froides, des pommes de terre rôties, une vaste cruche de porter écumant, l’eau chaude et les liqueurs du grog. Peu à peu l’assemblée se dispersait. Le carillon de minuit sonnait : il y avait encore quatre ou cinq intimes dans le salon : Hazlitt ; Thomas Barnes, le rédacteur en chef du Times ; Talfourd, l’auteur de la publication à laquelle nous empruntons ces souvenirs de la vie de Lamb ; Haydon, le malheureux peintre dont le suicide fit une si pénible sensation il y a trois ans. C’était une nouvelle soirée qui commençait. Hazlitt, d’une invincible timidité au milieu d’un cercle nombreux, retrouvait alors la liberté de la pensée et la facilité du langage ; il parlait de ces vieux poètes du siècle d’Élisabeth qu’il connaissait si bien ; miss Lamb faisait écho à son enthousiasme et joignait ses délicates appréciations aux jugemens ingénieux du critique. Barnes donnait d’éloquentes gloses de Dante, et tâchait de faire déguster la mâle saveur du rude poète à Lamb, qui ne voulait pas sortir de son Shakspeare. L’humoriste, qui avait eu toute sa vie la folie pour hôtesse, excellait à commenter le Roi Lear sur lequel il avait publié une étude dans le Reflector, revue dirigée par Leigh Hunt. C’est en de pareils entretiens, à cette heure presque immatérielle de la nuit, entre de si exquises intelligences, que s’exalte dans leur plus vive intensité la sensation et la jouissance poétiques. C’est alors qu’on découvre, sous des aspects nouveaux, ces richesses d’expression par lesquelles la pensée contemplative de l’homme embrasse chaque jour plus étroitement et pénètre plus profondément la nature ; c’est alors que s’épanouissent ces sympathies intellectuelles et poétiques d’où naissent les écoles philosophiques et littéraires.

Les mercredis de Lamb ont donc un caractère marqué dans l’histoire contemporaine de la société anglaise. Les hommes qui s’y rencontraient dirigeaient de concert un large et noble mouvement d’idées. C’étaient des plébéiens virils et brillans, joignant à la légitime audace d’hommes qui travaillent à l’élévation de la race humaine la foi l’ardeur, le prestige qui illuminent des artistes amoureux de l’éternelle