Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/265

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
259
259
LE CHÂLE VERT.

se réveille. Il respira à pleine poitrine cet air embaumé des matinées d’été, qui est le plus enivrant des philtres d’amour. Il se sentit plein de jeunesse, de sève et de santé. Content de vivre et pensif cependant, il s’accouda et songea long-temps, sans trop savoir à quoi il songeait. L’idée de son isolement vint peser sur son cœur, et le démon de l’amour lui souffla mille tentations à l’oreille. « Heureux les moineaux ! dit-il tout à coup ; ils ne s’inquiètent de rien que de s’aimer au printemps, et ils se quittent sans regret après s’être aimés sans y penser : que ne faisons-nous comme eux ? » Tout en raisonnant ainsi, Ladislas ferma sa croisée, descendit dans son jardin, puis il sortit dans la rue. Le hasard, ce dieu des aventures, le poussa vers les Champs-Élysées, qui n’étaient pas éloignés de sa demeure.

Tout en marchant d’un pas lent, la tête baissée, l’œil distrait, le front rêveur, il atteignit sans s’en douter l’avenue Gabrielle ; c’est là que l’attendait la fortune. Comme il s’arrêtait indécis et regardait autour de lui, ne sachant où aller, il vit passer au loin, à l’ombre des grands arbres, une robe blanche et un châle vert. Toute hésitation cessa ; il alla droit vers la promeneuse matinale, et se trouva bientôt marchant à quinze pas derrière elle. La jeunesse a un instinct qui la trompe rarement. Du premier coup d’œil, Ladislas jugea que la dame au châle vert était charmante. Elle marchait très lestement, d’un air délibéré ; son châle, que rendait inutile la douceur de la température, avait glissé, et, laissant deviner le contour irréprochable des épaules, il s’était enroulé coquettement, comme s’il y eût pris plaisir, autour d’une taille souple et svelte. Cette inconnue à la vive allure ne semblait nullement songer aux Méditations de Lamartine, et rien dans sa tournure ne décelait cette morbidezza dont les poètes éplorés se plaisent à doter leurs héroïnes ; elle volait. Ladislas jeta sur les pieds qui couraient devant lui un regard de connaisseur. Comme il avait beaucoup voyagé, il n’avait pas, en fait de pieds, de goût exclusif. Avec les Orientaux, il avait admiré des pieds ronds comme des fers à repasser ; avec les Espagnols, il s’était amouraché des pieds courts ; il adorait avec les Français les pieds des Parisiennes, qui sont, quoi qu’on dise, les plus étroits du globe. Sans être d’une petitesse microscopique et prétentieuse, les pieds de l’inconnue, nerveux, fermes et agaçans, avaient cette forme cambrée que l’on nommait aristocratique dans le temps où cette qualification était permise. De plus en plus satisfait de son examen, Ladislas se pencha en avant, partit au pas de charge, dépassa la promeneuse, et tourna la tête d’un air convenablement distrait. — Peste ! grommela-t-il en continuant sa course, elle est ravissante. — Son regard, en effet, si furtif qu’il eût été, s’était posé sur un visage qui tenait, contre l’ordinaire, toutes les promesses de la tournure. La dame au châle vert paraissait avoir vingt-cinq ans. Elle avait les yeux très