Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/619

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le verre consacré par les libations passe ensuite à la ronde ; la bûche st portée au foyer ; la famille fait cercle autour de l’âtre, et le conteur commence. C’est le plus souvent quelque vieillard qui a autrefois conduit la danse dans les roumeirages, figuré aux processions de la Fête-Dieu comme roy de l’eysado ou de la badache (roi de la pioche ou de la hache), et qui, sorti des gloires mondaines, transmet aux petits-fils les riantes traditions des vieux conteurs, remaniées par le caprice populaire.

On le voit, à côté des moines, des clercs, des trouvères et des troubadours, le peuple a aussi ses auteurs. Représentans des goûts de la foule, ils se sont généralement moins occupés d’inventer eux-mêmes que de choisir pour elle parmi les œuvres des inventeurs plus lettrés. Ils ont approprié ce choix à ses lumières, en y joignant des détails qui localisaient les récits et leur donnaient un intérêt de voisinage. Aussi peut-on les regarder, non comme les créateurs de la tradition, mais comme ceux qui l’ont vulgarisée. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, c’est à eux, sans aucun doute, que l’on doit ces mille versions de l’histoire du géant Gargantua, dont chaque province revendique le souvenir, en montrant un monticule sur lequel il s’asseyait, une pierre levée qui lui servait de quille, un étang où il se lavait les pieds ; c’est grace à leurs variations sur ce même thème primitif que tous les ponts d’une construction ancienne et hardie sont devenus l’ouvrage de Satan, dupé par quelque saint du pays ; eux seuls ; enfin, ont pu trouver, dans la configuration d’un arbre ou d’une roche, dans une devise mal expliquée, dans un calembour emprunté à leur patois, l’occasion d’une fable inédite ou arrangée. Cette dernière méthode leur est surtout familière. C’est elle qui a fait du pommier de Fatouville, près du Havre, un vieux pilote accoutumé à garder autrefois les bateliers au haut du promontoire ; elle encore qui, d’après le cri de guerre de la famille d’Argouges : À la fé (à la foi), a supposé le mariage d’un des seigneurs de cette famille avec une fée ; elle toujours qui, jouant sur la signification du mot pirou[1] en langage poitevin, a trouvé que les nobles châtelaines qui portaient autrefois ce nom avaient été changées en oies sauvages. Les traditions de ce genre sont d’autant plus nombreuses, que, rattachées à un objet ou à un nom, elles leur empruntent une sorte d’authenticité qui les recommande et un secours mnémotechnique qui les perpétue. Quant aux détails, chaque vulgarisateur les modifie à son gré, et cette liberté est un des plus vifs attraits offerts à l’imagination populaire. Maîtresse d’un palais de fées, celle ci le rapetisse ou l’agrandit selon son inspiration, le meuble et s’y loge à son gré. C’est une porte ouverte à tous les instincts littéraires

  1. En patois poitevin, pirou ou piroa signifie oie.