Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/65

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

capitalisée comme en aisance dépensée, les classes inférieures ont donc fait sous le dernier régime, plus de conquêtes que les classes supérieures. La conclusion saute aux yeux. Quelque avance qu’ait le riche sur le pauvre, la distance qui les sépare ne sera-t-elle pas tôt ou tard franchie du moment que le second marche à plus grands pas que le premier ? Un régime qui produisait de pareils résultats ne nous menait-il pas tout droit à l’égalité ?

La statistique des cotes foncières, qui n’indique pas, le nombre des propriétaires, mais qui reflète assez fidèlement les fluctuations de la propriété, nous fournit un corollaire curieux de cette loi trop inaperçue du progrès matériel. De 1835 à 1842, c’est-à-dire dans une période de sept ans, le nombre des côtes foncières s’est accru, d’après une proportion qui varie selon l’importance de ces cotes, de 5 pour 100 à 22 pour 400. La propriété tend naturellement à se diviser à mesure que s’accroît la population ; mais la population n’augmente, pendant chaque période septennale, que de 3 pour 100 environ. Cette énorme différence ne peut donc s’expliquer que par une invasion rapide du prolétariat dans les catégories qui possèdent le sol et l’immeuble. Si ce mouvement s’était par hasard soutenu, le XXe siècle n’aurait laissé en France que des propriétaires et pas un prolétaire. Dieu ne veut pas sans doute de ce progrès excessif, et les guerres, les famines, les républiques, arrivent plus à point qu’on ne croit pour ramener l’humanité ambitieuse aux nécessités providentielles de l’inégalité. En effet, les classes ouvrières, qui progressent plus que les classes riches aux époques prospères, reculent aussi plus vite dans les temps de crise. Quand l’activité matérielle chôme, le capitaliste cesse uniquement de s’enrichir ou entame tout au plus son capital ; mais l’ouvrier intelligent et laborieux, qui se voyait à la veille de devenir propriétaire, dépense son épargne et s’endette. L’orage passé, la distance qui es sépare se trouve considérablement agrandie ; car le premier, qui a dans ses mains un capital libre, quoique réduit, recommence immédiatement à grossir sa fortune, tandis que le second est condamné à un temps d’arrêt souvent très long par la nécessité de travailler pour payer ses dettes avant de recommencer son épargne.

Louis-Philippe, si partial qu’il soit dans la question, a donc quelque droit de prétendre que son gouvernement ouvrait une large issue aux idées d’égalité. Ce gouvernement, si souvent accusé de vouloir édifier l’aristocratie de l’argent sur les ruines de l’aristocratie nobiliaire, démocratisait en réalité la richesse et opérait dans les choses, sans violence, sans froisser un seul intérêt, en les favorisant au contraire tous, une révolution aussi profonde que celle que 89 avait opérée dans les lois. Et ce n’est pas seulement en fait que le régime de 1830 désintéressait les radicaux de bonne foi : leurs théories les plus osées, les plus