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la tapisserie avec lady Jeanne, se montre parfaitement convenable, écoute le service divin avec attention et patience, visite les pauvres, lit les pamphlets puritains du diplomate, et lui plaît comme elle a plu au cynique. Cet homme si fin tomba dans les filets de notre Rébecca, qui ne cessait de le flatter, — si bien qu’il mettait son grand costume d’attaché diplomatique pour aller la voir. — « Vous ! rester dans cette situation obscure et inférieure ! Disait-elle au diplomate, c’est impossible ! Vous visez à la pairie, j’en suis sûre ; lord Steyne me le disait. » — En la quittant, le diplomate se répétait à lui-même : « Comme cette femme me comprend ! » L’honorable sir Pitt et sa douce et pâle moitié protégèrent donc mistriss Crawley et servirent à leur tour de marchepied à son ambition ; ce fut elle que l’on chargea de préparer à Londres les logemens de la noble famille. Deux appuis lui étaient ainsi ménagés : sir Pitt répondait au monde de la vertu de Rébecca ; lord Steyne se portait caution de son élégance et de son bon ton. Acceptée comme femme essentielle et respectable par les amis du premier, elle était reconnue femme à la mode par le cercle brillant auquel le second faisait la loi. L’argent était rare sans doute ; mais le bonhomme Raggles prenait patience, les fonds de la dame de compagnie servaient aux nécessités les plus pressantes. Comment révoquer en doute la solvabilité d’un lieutenant-colonel à la porte duquel, de onze heures du soir à trois heures du matin, stationnaient dix voitures chargées des armoiries les plus rassurantes et des laquais les plus enrubannés et les mieux vêtus ?

Le vulgaire a un proverbe admirable : « L’appétit vient en mangeant. » Toute cette splendeur ne satisfaisait pas Rébecca. Il lui fallait pénétrer dans la famille du marquis, y devenir sinon maîtresse, du moins nécessaire, franchir le seuil du palais, et toucher enfin le but de ses désirs, quelque place éclatante et lucrative, avec un titre pour son mari et des appointemens majestueux, constans, bien payés. Elle manifesta donc à lord Steyne l’envie ou plutôt la volonté d’aller dîner chez lui. Le marquis caressait sa jambe, à l’ordinaire appuyée sur les coussins du canapé. Il fit la grimace ; sa physionomie, singulièrement mêlée d’une ironie ennuyée et d’une sorte de dédain sauvage, rendu plus amer par l’expérience du monde et la fuite des années, prit une expression digne de Méphistophélès :

— Femme que vous êtes ! Vous l’exigez, vous voulez dîner chez moi ! Folle, ma femme et ma fille vont vous écraser. Vous ne connaissez pas les grandes dames. Comme elles vous traiteront ! Vous serez humiliée, ma petite ; vous le voulez ; tant pis pour vous. Cher démon, il vous faut absolument marcher de pair avec nous autres ! Que diable ! vous n’avez pas le sou, vous le savez bien, et vous voulez faire figure ! Cela n’a pas le sens commun.