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caché par la vague. Le signal annonçant un vaisseau anglais en vue flottait au mât de la jetée. Le cœur d’Amélie n’était guère plus calme que la mer. Elle appuya le télescope sur l’épaule de George et tâcha de s’en servir : ce point noir qui dansait devant ses yeux ne lui apprenait rien. George reprit le télescope et se remit à observer le paquebot. – « Comme il fatigue ! dit-il, il a bien de la peine ! Il n’y a sur le pont que deux hommes et le pilote. Un d’eux est couché, l’autre est je reconnais le manteau ! c’est le sien ! Dobbin ! Dobbin ! » — Et, repoussant vivement le télescope, il jeta ses bras au cou de sa mère.

C’était William ! elle n’en doutait pas : ce ne pouvait être que lui. Il devait venir ; comment aurait-il fait pour ne pas venir ? Elle savait bien qu’il viendrait ! Le paquebot avançait rapidement. George et sa mère approchèrent du débarcadère ; les genoux d’Amélie tremblaient si fort, qu’elle pouvait à peine marcher. Lorsque le paquebot accosta le quai, les promeneurs étaient rares ; un seul préposé vint recevoir les voyageurs. Ce petit drôle de George avait pris les devans, et un personnage fort long et assez mince, drapé dans un vieux manteau doublé de rouge, descendit du paquebot. Une jeune dame dont le châle et le chapeau blanc dégouttaient de pluie, ses deux petites mains en avant, marcha vers lui, et presque aussitôt disparut cachée sous les plis du vieux manteau. Elle baisait avec ferveur une des mains du monsieur, qui, je le crois du moins, pressait la petite tête sur son cœur ; cette tête venait exactement jusque-là. Elle murmurait bien des choses incohérentes : — Cher William ! cher, bien cher ami !…Pardonnez-moi, William… embrassez-moi ! — Et elle cherchait asile sous le manteau ; c’était vraiment absurde. Elle en sortit enfin et le regarda. Le visage de Dobbin était triste, plein d’un amour tendre et d’une pitié profonde. Elle comprit ce reproche muet et baissa la tête.

— Il était temps de m’envoyer chercher, Amélie, lui dit-il.

— Vous ne partirez plus, William !

— Jamais ! — Il pressa de nouveau la repentante sur son cœur.

Au sortir de la douane, George vint se jeter devant eux, son télescope braqué sur le couple, et les salua d’un long cri de bienvenue. Joseph Sedley n’était pas encore levé ; Rébecca, qui ne se montra pas, les regarda venir à travers les persiennes. George courut s’occuper du déjeuner. Ils sont au port. Cher Dobbin, la petite colombe est là, votre prisonnière ; ce n’a pas été sans peine. Il y a dix-huit ans, que vous demandez à Dieu ce bonheur. Bonsoir, colonel, car j’ai oublié de dire que vous étiez colonel. Dieu vous bénisse, William ! Adieu, chère Amélie.

Je n’ai pas grande envie de suivre dans ses dernières et sinistres intrigues Rebecca, qui s’empare de Joseph Sedley et le domine absolument.