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On sait que le polythéisme était la déification des forces de la nature. Sans doute il y avait des sectes qui recommandaient et honoraient la tempérance, mais c’était la spéculation de quelques philosophes solitaires sans influence sur la société. Le christianisme est la première religion qui ait réfréné les appétits des sens et qui ait élevé la chasteté à la dignité d’une vertu. Or, les désirs refoulés redoublent d’intensité ils s’épurent par la contrainte qu’on leur impose et se transforment en une sublime aspiration de l’ame. L’amour est fils de la continence, les refus de la pudeur alimentent sa flamme, mais il expire dans une jouissance facile ainsi qu’un sylphe divin sous une étreinte profane. Comme le bonheur, l’amour fuit les régions extrêmes, il ne s’épanouit dans toute sa grace qu’au sein de la modération, et où il n’y a pas de frein moral, il n’y a pas de véritable amour. Voilà pourquoi c’est en Espagne, dans ce pays de passions ardentes où le catholicisme a déployé toute la rigueur de sa discipline, c’est au milieu de ce peuple religieux et chevaleresque, pour qui la femme était tout à la fois un objet de convoitise et d’adoration jalouse ; c’est au milieu de ces mœurs qui ont produit la poésie tendre du Romancero et l’inquisition, et où l’idéal de l’amour, comme l’a très bien remarqué M. Magnin[1], était l’amour dans le mariage ; — c’est là que devait naître don Juan. En faisant passer le type espagnol sur la scène française, Molière en a modifié le caractère primitif. Il l’a dépouillé de tout le merveilleux de la religion, de tout le prestige de la poésie catholique. Le don Juan de Molière n’est plus ce jeune homme entraîné par la fougue des désirs à braver toutes les lois, qui, sans méconnaître qu’un jour il lui faudra rendre compte de sa vie à un juge suprême, s’étourdit et ferme les yeux en disant : J’ai du temps devant moi[2]. Le don Juan de Molière, au contraire, est un froid sophiste qui raisonne et calcule la portée de ses actes ; c’est un profond hypocrite qui s’enveloppe du manteau de la passion et de la vertu pour mieux tromper ses victimes ; c’est un athée, enfin, qui ne croit qu’à la force et qui, pourvu qu’il échappe à la vengeance des hommes, trouve que la vie du méchant est une partie bien jouée. On dirait un disciple d’Epicure et de Gassendi, fortifié par la lecture d’Escobar.

Tel n’est pas le héros de Mozart : jeune, beau, élégant, riche, intrépide, le cœur rempli de désirs infinis et le front chargé d’orages, il marche dans sa liberté, et, l’épée à la main, il renverse les obstacles qui s’opposent à l’accomplissement de sa destinée. Que veut-il, où va-t-il ? Né à la fin d’un siècle téméraire qui met tout en question, épris des nouvelles doctrines qui exaltent la toute-puissance de l’esprit humain

  1. Revue des deux Mondes, 1er août 1847.
  2. C’est ainsi que parle le don Juan de la scène espagnole.