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Jamais ce duo ne produit au théâtre l’effet prévu et désiré. Ces phrases courtes et délicates qui expirent avec tant de volupté et qui laissent sous-entendre plus de choses encore qu’elles n’en expriment ; cette pudeur dans le langage de la passion et cette économie discrète dans les accompagnemens qui en achèvent la peinture, exigent un style savant, exquis et profond, dont les virtuoses modernes ont à jamais perdu la tradition. Une seule fois, il nous a été donné d’entendre interpréter ce rêve de bonheur d’une manière digne de Mozart. Par une belle soirée d’août, nous nous trouvions à quelques lieues de la ville de…, dans l’habitation d’une noble famille qui employait ses loisirs à pratiquer le bien et à cultiver le beau. Dans un grand salon où l’on voyait régner partout une élégante simplicité, quatre femmes étaient groupées autour d’une table sur laquelle une lampe ombragée de fleurs projetait une lumière douce et mystérieuse. Elles s’occupaient de ces petits ouvrages d’aiguille qui distraient la pensée sans fatiguer l’attention. Le salon donnait sur la pelouse d’un parc qui se prolongeait jusqu’à un petit bois que la lune couronnait de son disque argenté. La plus âgée de ces dames, la comtesse de…, joignait à une haute raison pratique une vive imagination. Elle était entourée de sa fille unique, Fanny, âgée de dix-huit ans, et de deux nièces, Aglaé et Frédérique, qui sortaient à peine de l’adolescence. Au milieu d’une causerie aimable, le domestique annonça le chevalier Sarti, et nous vîmes entrer un homme de trente-six à quarante ans, grand, bien fait, à la démarche un peu solennelle, au front ample et dégagé, d’une physionomie pleine de caractère et de charme. « Eh ! bonsoir, caro cavaliere, dit la comtesse au nouvel arrivé. Je suis d’autant plus heureuse de vous voir ce soir, que j’étais loin de m’attendre à votre bonne visite. » Le chevalier répondit à cet accueil aimable par un sourire et une franche poignée de main, puis il salua les trois jeunes personnes d’un ton plus réservé. Celles-ci levèrent toutes trois la tête comme trois beaux cygnes qui allongeraient leur cou gracieux pour contempler un objet qui les frappe. Chacune d’elles, en regardant le chevalier, laissa deviner son caractère dans l’expression de sa physionomie. Fanny, avec de beaux yeux noirs encadrés d’un cercle d’or, qui accusaient une origine méridionale et un pays aimé du soleil, lui fit un signe amical accompagné d’un sourire plein de grace et de langueur. Aglaé, vive comme une alouette, aux belles joues éclatantes de fraîcheur et de santé, lui souhaita le bonsoir avec une joyeuse cordialité, tandis que Frédérique, relevant avec dignité sa tête blonde et ses beaux yeux bleus enveloppés d’un nuage mélancolique, regarda long-temps le chevalier dans une attitude à la fois sérieuse et tendre. Ces trois jeunes filles venaient de révéler, à travers la diversité des caractères, une préoccupation commune et une rivalité secrète.