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les hommes dans leur propre pays, dans la crainte qu’ils ne subissent quelque influence locale funeste aux intérêts de l’administration. Malheureusement, à force de les soustraire aux influences, on finit par les priver de la leur ; on a des agens d’affaires qui exécutent des ordres, on n’a pas de véritables organes de l’autorité capables d’en inspirer le respect aux populations et d’en sentir eux-mêmes la dignité. Tel homme qui, chez lui, entouré de ses relations, distingué par quelques honorables précédens de famille, jouirait d’une véritable indépendance, et, par suite, exercerait quelque autorité morale, envoyé à deux cents lieues de son pays, avec un petit traitement de mille ou douze cents francs, tombant au milieu de gens qui ne le connaissent pas, n’est plus qu’un pauvre employé, à la discrétion du pouvoir supérieur, dont tous les actes sont suspects, dont toutes les paroles paraissent commandées. Lui-même a toujours le sentiment de n’être qu’en passant là où il se trouve. Il est voyageur au milieu de son pays, et, privé comme il est, de tout autre intérêt, l’avancement, ce grand mot de toutes les carrières, devient son unique passion. L’administration arrive ainsi, dans toutes les villes de province, à former une petite colonie, vivant entre soi, sans rapports directs avec ce qui l’environne, et tout occupée de ce qui se passe à Paris et du travail qui se prépare dans les bureaux du ministère. Sans contredit, cela est commode, et l’obéissance parfaite est ainsi plus assurée. Pourtant il y a des jours où l’obéissance passive, à force d’être devenue une habitude irréfléchie, commet à d’étranges aberrations ; à force de dépendre du télégraphe, on finit par s’inquiéter peu de savoir qui le fait mouvoir ; à force de regarder simplement si les ordres qu’on reçoit portent le timbre d’un ministère, on finit par ne pas se demander si ceux qui les signent y sont entrés par la porte ou par la fenêtre. Pour un employé modèle, tel que l’administration française les aime, le gouvernement tout entier, c’est cette personne assise à Paris devant tel bureau de direction générale ; la charte, c’est le règlement administratif qui détermine les grades, leur hiérarchie et leur salaire des petits changemens qui peuvent se passer aux Tuileries ou au Palais-Bourbon sont accessoires. On décapite une administration ainsi faite, et ses membres s’en aperçoivent à peine. Qui ne s’est pris, le 24 février, à regretter, pour l’honneur de l’administration française, qu’il n’y eût pas quelque part de ces vieilles cours de justice, de ces vieilles chambres de finances, de ces bailliages de villes municipales, dont l’action était souvent irrégulière, qui opposaient au pouvoir central une résistance souvent tracassière et mesquine, mais qui, doués d’une vie propre, entourés par leur clientelle d’amis et de parens, arrivaient par le sentiment de leurs droits personnels au respect du droit public, et qui savaient que distinguer entre l’usurpation et le droit, c’est distinguer aussi entre l’obéissance et la servitude.