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MADAME DE KRUDNER.

que je n’ai plus aucune raison pour dérober ; elle est de M. de Lézay, de celui même qui est une des autorités qu’on invoque le plus volontiers quand il s’agit de sa fervente amie. « Lézay prétend (dit Chênedollé) que Mme de Krüdner, dans les momens les plus décisifs avec son amant, fait une prière à Dieu en disant : Mon Dieu ! que je suis heureuse ! Je vous demande pardon de l’excès de mon bonheur ! Elle reçoit ce sacrifice comme une personne qui va recevoir sa communion. » Le mot est vif, il est sanglant, venant d’un ami intime ; mais il marque quelle était alors la disposition mystico-mondaine de la sainte future, ce que j’appelle l’amalgame, et le trait s’accorde bien avec les révélations que nous devons à M. Eynard sur cette époque de transition. Ai-je donc eu raison de dire que le trop de connaissance du dedans me gâtait désormais le personnage de Valérie, et que l’idéal y périssait ?

Il y a lieu pourtant de trouver que c’est bien dommage, car le talent de Mme de Krüdner, à l’heure dont nous parlons, s’était dégagé des vagues déclamations de sa première jeunesse, et devenait un composé original d’élévation et de grace. Sa plume, comme sa personne, avait de la magie. Pendant cet automne de 1802, entre autres manières de se rappeler au public de Paris, elle eut soin de faire insérer (peut-être par l’entremise de M. Michaud, alors très monté pour elle) quelques pensées détachées dans le Mercure[1] ; le rédacteur disait en les annonçant : « Les pensées suivantes sont extraites des manuscrits d’une dame étrangère, qui a bien voulu nous permettre de les publier dans notre journal. Quand on pense avec tant de délicatesse, on a raison de choisir pour s’exprimer la langue de Sévigné et de La Fayette. » Voici quelques-unes de ces pensées, qui sont en effet délicates et fines ; l’esprit du monde s’y combine avec un souffle de rêve et de poésie.

« Les gens médiocres craignent l’exaltation, parce qu’on leur a dit qu’elle pouvait avoir des suites nuisibles ; cependant c’est une maladie qu’on ne peut pas leur donner.

« Il y a des gens qui ont eu presque de l’amour, presque de la gloire, et presque du bonheur.

« On cherche tout hors de soi dans la première jeunesse ; nous faisons alors des appels de bonheur à tout ce qui existe autour de nous, et tout nous renvoie au-dedans de nous-mêmes peu à peu.

« Les ames froides n’ont que de la mémoire ; les ames tendres ont des souvenirs, et le passé pour elles n’est point mort ; il n’est qu’absent.

« Le meilleur ami à avoir, c’est le passé.

« Dire aux hommes ne suffit pas, il faut redire, et puis redire encore ; l’enfance n’écoute pas, la jeunesse ne veut pas écouter, et, si la vérité

  1. 10 vendémiaire an xi.