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par une seule main. Cent pas plus loin, nous prenons le galop, unis toujours comme une muraille. Tout à coup, en voyant cet ouragan de fer qui s’avance vers eux, si calme et si fort, ces ennemis innombrables hésitent ; un bruit sourd, le bruit du flot dans la tempête, s’élève du milieu de cette multitude. Ils se serrent les uns contre les autres, flottent un instant indécis, et soudain disparaissent, semblables à la poussière que chasse le vent d’orage. Au bout d’un quart d’heure, nous nous arrêtâmes. Cent de nos ennemis étaient à terre, et les cavaliers du khalifat, poursuivant les fuyards, s’emparaient de nombreuses dépouilles. Pour nous, sans ambulance, sans troupes pour nous appuyer, à trois lieues et demie de tout secours, la moindre hésitation nous eût perdus sans retour. Le calme et l’audace nous sauvèrent, et là où tout notre espoir était de mourir avec gloire, nous obtînmes un succès.

Cette charge était, depuis notre sortie des Flittas, notre première offensive, notre première bonne fortune. Serrés autour du colonel Tartas, près de son fanion que deux balles avaient traversé, tous ces hommes de grande tente[1], tous ces chefs arabes au teint bronzé, aux yeux animés par l’émotion de la poudre, le remerciaient comme un sauveur. À leur tête, Sidi-el-Aribi, avec cette dignité majestueuse qui ne l’abandonnait jamais, lui prodiguait les paroles de reconnaissance, et autour d’eux, comme pour encadrer la scène, ces chevaux écumans, ces chasseurs penchés sur leurs selles, ces armes, ce je ne sais quoi dans l’air qui sentait la victoire, ces grands vêtemens flottans, ces chevaux que l’on ramenait à chaque instant, les têtes même que quelques-uns des Arabes avaient attachées à l’arçon de leur selle, tout contribuait à donner à ce spectacle quelque chose de la noblesse et de la grandeur sauvage des temps primitifs.

Sur ces entrefaites, la nuit était venue ; il fallait songer à reprendre le chemin du camp. Les trompettes sonnèrent la marche, et nous nous dirigeâmes vers Bel-Assel au milieu des gais propos et des chansons. À dix heures du soir, les chasseurs rentraient au bivouac. On tendait les cordes, on attachait les chevaux au piquet ; on attendit quatre heures encore, jusqu’à ce que l’on eût dessellé, le signal d’un repos dont on avait grand besoin.

Ce succès fut comme la première halte de l’insurrection dans cette partie du pays. Malgré les fièvres et les marais, on séjourna long-temps à Bel-Assel. La position militaire était bonne, et nous attendions l’arrivée de la colonne d’Orléansville pour pénétrer de nouveau chez les Flittas. Plusieurs razzias furent faites avec succès. On partait le soir,

  1. On appelle ainsi en Afrique les hommes de grande race. C’est ainsi que nous dirions en France : Il est de bonne maison.