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« Il y était arrivé quelques jours avant Gédéon, mais il n’y avait rien eu encore de décisif entre les deux jeunes gens. M. Chandos attendait avec patience, heureux de les voir monter à cheval ensemble, jardiner ensemble, lire et faire de la musique ensemble ; car Celia jouait du piano, et sir Philip, qui avait une fort belle voix, chantait.

« Les attentions de sir Philip pour elle étaient si peu gênantes et de si bon goût, son affection était si calme, quoique solide et sincère, qu’elle ne se sentit jamais auprès de lui alarmée ou confuse, et qu’elle le traitait avec la simplicité et la cordialité la plus affectueuse. M. Chandos était enchanté ; son goût, son jugement, son affection et même le petit égoïsme qu’il y avait dans son amour pour sa fille étaient également satisfaits.

« Lucilla était heureuse comme les autres. À vrai dire, elle trouvait que sir Philip était précisément ce qu’il fallait pour un favori de M. Chandos, un homme si gentlemanlike, si rangé, si tranquille, si accompli, si exact, d’un sens et d’un cœur si droits ! Lucilla n’aimait pas ce qui ne brillait point : toutes les qualités du monde n’étaient rien pour elle sans le brillant. Or, sir Philip était plutôt un homme distingué qu’un homme brillant. Il était plus prisé pour la solidité de ses mérites, pour la précision et l’étendue de ses connaissances, pour ces qualités précieuses qu’on enferme sans ce mot, des habitudes d’affaires, que pour la véhémence de son éloquence ou le magnétisme de ses manières. Il n’était pas assez enthousiaste, au goût de Lucilla. Aussi, et parce qu’il était le favori de M. Chandos, ne pouvait-elle s’empêcher par momens de lui lancer quelques pointes ironiques. Lucilla n’avait qu’une constance : c’était une opposition taquine aux goûts et aux sentimens de son mari. Il n’avait qu’à faire connaître ses idées pour être immédiatement contredit par elle. Ce travers avait entretenu la prédilection de Lucilla pour Gédéon. Quelques éloges que M. Chandos ne lui rendait pas toute la justice qu’il méritait. Elle avait donc attendu son arrivée avec une sorte de plaisir étrange, indéfinissable ; et déjà, dans son esprit, elle opposait l’éclatant jeune homme, couronné d’honneurs universitaires, comme un rival à la perfection sempiternelle de sir Philip, dont les honneurs et les bonnes qualités l’ennuyaient cordialement.

« Lucilla était seule dans le salon quand Gédéon entra. Il avait tant gagné, qu’elle le reconnut à peine. Il avait cette taille qui donne de la dignité et de la grace sans rien ôter à l’agilité et à la force. Il avait une beauté intellectuelle. Ses yeux, chargés d’expression, semblaient faits pour peindre les agonies les plus profondes de la passion, ou pour lancer les plus éblouissans éclairs de l’esprit ; ses gestes étaient énergiques et virils, mais adoucis et comme veloutés par la sensibilité intense de son cœur. Il y avait dans les vibrations de sa voix une douceur caressante qui achevait le charme de sa physionomie. La bonne compagnie avait donné le dernier poli à cette élégance extérieure, contre-épreuve de son ame. Ses talens lui avaient ouvert, à Oxford, les cercles les plus exclusifs ; ses liaisons avec les jeunes gens du premier rang avaient ajouté à ses manières cette parfaite aisance et ce calme gracieux qu’il est si difficile aux hommes de passions fortes, de vive sensibilité et de génie original, d’acquérir hors de la fréquentation du monde.

« Lucilla fut enchantée de la manière dont il l’aborda, et, se levant au-devant