Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/518

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
512
REVUE DES DEUX MONDES.

de même. Il l’interceptait, tout en lui parlant, au regard des autres, jouant avec son petit chien, qui était sur ses genoux, et la regardant dans les yeux avec tous les privilèges d’une intimité officielle, tandis que le pauvre Gédéon, dont l’esprit était bien loin de l’entretien, était obligé de répondre avec une maussade civilité aux paroles de M. et de Mme Chandos.

« On annonça le dîner. À table, sir Philip continua de parler avec la même volubilité des nouvelles politiques, des affaires étrangères, de l’état du commerce, des dernières élections, de la balance des partis ; M. Chandos semblait s’intéresser beaucoup à ces détails, et la conversation n’était guère interrompue que par les boutades satiriques de Lucilla, qui, aux yeux de Gédéon, aussi ennuyé qu’elle-même, paraissaient couper, comme des éclairs, la lourde obscurité du discours de sir Philip. À la fin, elle perdit patience, et parut s’ennuyer de son rôle d’humble auditeur. Elle ne se piquait pas de politesse, et ne se donna pas beaucoup de mal pour déguiser le bâillement avec lequel elle présenta des raisins à Gédéon.

« — Ils viennent de chez mon père, dit-elle ; je les aime parce qu’ils sont de Mordaunt-Hall. Mon Dieu ! sir Philip, n’en finirons-nous pas avec cette pétition électorale ? Que m’importe le membre qui sera admis ou celui qui sera exclu ?

« — Vous oubliez, chère dame, qu’un grand principe constitutionnel est en question. – Laissez-moi vous l’expliquer. Je suis sûr, miss Chandos, que cela vous intéresse. Voici : le point est curieux et sans précédent. Lord Avonmore (c’est le titre de pairie de Ridley, l’amant de Miriam et le père de Gédéon), lord Avonmore a fait autrefois un magnifique discours pour expliquer ce sujet : mais son dernier sur l’organisation de… surpasse tout. C’est le plus fort qu’on ait fait dans notre parti. Son argument, monsieur Chandos, peut se résumer ainsi…

« L’attention de Gédéon était excitée. Depuis sa conversation avec M. Abel, il n’avait jamais entendu prononcer le nom de lord Avonmore sans émotion et sans intérêt.

« — Oh ! lord Avonmore ! interrompit Lucilla ; voyons ce qu’il dit de cela ou de toute autre chose. C’est le plus grand homme de notre temps, un vrai grand homme, suivant moi. L’avez-vous jamais vu, monsieur Jones ?

« — Non, madame, jamais.

« — Il faut que vous le voyiez, ou plutôt que vous l’entendiez parler. Savez-vous qu’il est ou qu’il a été un des plus beaux hommes qu’on eût jamais vu ? Je me souviens d’avoir dansé avec lui quand il s’appelait tout simplement M. Rideley. Oh ! dans ce temps-là, nous étions toutes amoureuses folles de lui. On l’a tant provoqué quand il a épousé cette odieuse lady Angelina ; mais une chose me console, ils se haïssent l’un l’autre comme le poison.

« — Il est fâcheux, dit M. Chandos gravement, que les commencemens de M. Ridley aient tant endommagé le caractère de lord Avonmore. Le monde est beaucoup trop indulgent pour ceux qui réussissent. Cependant, comme lord Avonmore, sa conduite privée, je crois, a été irréprochable. Je ne sais si on en peut dire autant de sa carrière publique ; qu’en pensez-vous, sir Philip ?

« — Le monde, suivant l’usage, cria Lucilla, était jaloux de sa supériorité réelle, et ne pouvait pardonner à M. Ridley tout court de dépasser les autres de si loin par son talent. Vous savez, monsieur Jones, ou, si vous l’ignorez, vous