Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/522

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
REVUE DES DEUX MONDES.

poursuive le vice dans ses incarnations personnelles, qu’il atteigne la faute dans l’homme agissant et responsable. Enfermé dans ces limites, l’écrivain ne pense pas plus à s’élever contre les lois de la société que le physicien à s’insurger contre les lois de la nature, et il saisit le vrai criminel, qui est toujours l’homme coupable dans ses passions, dans ses convoitises et dans sa volonté.

L’auteur de Mordaunt-Hall a vu l’écueil, et il l’a évité avec l’infaillible clairvoyance du sens moral. Il a été choqué du funeste travers de nos écrivains et de nos révolutionnaires, qui, des douleurs inséparables de notre nature et des accidens qu’amènent les passions égarées, font sans cesse le crime de la société. Il leur reproche avec élévation, dans une sorte de préface, « de perdre de vue les conditions seules auxquelles le bien peut s’accomplir, et par une pitié souvent aveugle pour des êtres dégradés, d’oublier les droits légitimes des existences honorables. » Quant à lui, bien loin de faire le procès à l’état social de son pays, il commence son livre par une patriotique effusion de reconnaissance pour les institutions anglaises, « pour cette constitution tutélaire si admirablement adaptée aux diverses conditions humaines, pour ces lois qui protégent la propriété du riche et le travail du pauvre, pour le système à l’abri duquel chacun pourvoit à son bien-être par sa propre activité, par son énergie propre, qu’aiguillonne et fortifie le sentiment de la responsabilité personnelle. » Heureux les peuples qui peuvent parler avec cette gratitude et cet orgueil des lois de leur pays ! Le contraste des malheurs de la France redouble encore l’attachement de l’auteur de Mordaunt-Hall à l’état social de l’Angleterre. Cet écrivain nous aime pourtant et nous adresse des paroles d’affectueuse sympathie « Pauvre et malheureuse France ! sévère est la leçon, cruelle est l’épreuve a laquelle tu es soumise. Tant de désirs insensés, tant d’impies rébellions contre les lois sociales et naturelles, tant de révoltes ouvertes et cachées contre notre seigneur et maître à tous, ont appelé ce châtiment terrible. Puisse le remède être efficace ! » Tel est, en Angleterre, le sentiment de pitié que nous inspirons aujourd’hui à ceux qui nous aiment, et ils sont plus nombreux qu’on ne pense dans les classes cultivées de la société. La compassion de l’étranger est, ainsi que le pain dont parle Dante, une humiliation bien amère. Comme Français pourtant et avec tristesse, je remercie l’auteur d’Emilia Windham de ses vœux fraternels ; mais, comme lecteur et comme critique, je le remercie avec plaisir de l’intérêt touchant que j’ai trouvé dans ses livres.

Eugène Forcade.