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force. Il faut, dans les auteurs du moyen-âge, ne lire, pour ainsi dire, que les pensées ; il faut oublier les mots.

Tel est le genre d’intérêt que je trouve, même dans les vers de Roswitha. J’aime mieux cette poésie où tout est neuf, quoique rude et dur, je l’aime mieux que la poésie érudite et fanée de Sedulius et d’Ausone. Donnons une idée rapide du poème de Roswitha en le comparant avec l’Évangile apocryphe qu’elle a traduit.

Joachim avait épousé Anne, mais il n’avait point d’enfans. Un jour qu’il venait sacrifier dans le temple, il fut repoussé par les prêtres : « Il ne t’est point permis, lui dit le prêtre, de toucher l’encens sacré ni de sacrifier au Seigneur, car il t’a rejeté du milieu, du peuple, puisqu’il t’a refusé la joie d’avoir des enfans[1]. » Dans l’Evangile de saint Jacques Mineur, cette idée est exprimée plus vivement que dans Roswitha. Écrit sans doute par quelque Juif converti, cet Evangile respire ce goût et cet amour de la famille, ce culte de la paternité qui était un des sentimens et une des institutions du peuple juif. La religieuse de Gandesheim n’a pas pu exprimer ce sentiment avec la même vivacité. « C’était le jour, dit l’Évangile apocryphe, où les fils d’Israël venaient offrir leurs présens au Seigneur ; Joachim allait entrer dans le temple, quand Ruben se mettant devant lui : « Il ne t’est pas permis, dit-il, d’offrir ton présent au Seigneur, car tu n’as pas d’enfans dans Israël. » Joachim fut vivement affligé, et, s’approchant des tableaux qui contenaient la généalogie des douze tribus, il dit en lui-même : « Je verrai si je suis le seul dans Israël à qui Dieu n’a pas donné d’enfans ; » et regardant les généalogies, il vit que tous les justes avaient eu des enfans, et il se souvint du patriarche Abraham, à qui Dieu, même dans ses derniers jours, avait donné son fils Isaac. Alors affligé, Joachim se retira dans le désert, et là, dressant sa tente, il jeûna pendant quarante jours et quarante nuits. Cependant sa femme pleurait son absence elle pleurait aussi sa stérilité. Un jour qu’elle était dans son jardin, assise sous un laurier, « elle leva les yeux, dit Roswitha, et vit sur le laurier des oiseaux, qui, avec un doux murmure, voltigeaient autour de leurs petits à peine éclos[2]. » Roswitha développe peu cette scène ; c’est à peine si elle ose s’arrêter sur les sentimens que la vue de ce nid d’oiseaux inspire à Anne. L’Évangile apocryphe a moins de scrupules et plus d’éloquence. « Hélas ! disait Anne, à qui

  1. <poem<Non licet incensum, dixit tibi, tangere sanctum ; Munera nec Domino praestat dare sacrificando, Te quia despexit sobolis cum dona negavit. (Roswitha.)</poem>
  2. His ita finitis, sublatis cernit ocellis
    In ramis lauri resonantes murmure dulci
    Pullos plumigeris volucres circumdare pennis.