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WATERLOO TRENTE-QUATRE ANS APRÈS LA BATAILLE.

— Eh bien nous aurons des beefsteaks.

Nous touchions à la chaussée qui va du Mont-Saint-Jean à Waterloo, lorsque ma touriste poussa un troisième soupir en disant : — Mon pauvre Tom !

— Ah çà ! madame, m’écriai-je avec une pétulance qui allait recevoir immédiatement sa leçon, vous avez donc perdu trois ?…

— J’ai perdu huit frères à Waterloo.

— Huit frères !

— Le même jour et presque à la même heure… Cela vous étonne, vous, d’un pays où l’on n’aura bientôt plus d’enfans ; apprenez donc que les familles anglaises qui ont perdu huit enfans à Waterloo sont très communes, et qu’il y en a en Irlande qui ont eu à pleurer la perte de douze fils, morts ici, à cette place.

— Je vous demande grace, madame, pour mon étonnement ; je partage votre douleur. Vous accomplissez un devoir honorable…

— Et forcé, ajouta-t-elle.

— Comment ! forcé ?

— Je n’ai hérité de tous les biens patrimoniaux que j’aurais partagés avec mes huit frères, s’ils eussent vécu, qu’à la condition, imposée par mon père dans son testament, que je viendrais chaque année pleurer ici sur leur tombe.

— Vous savez donc où est leur tombe ?

— Non, monsieur ; aussi je pleure un peu partout.

Nous foulions enfin la route de Gennape, nous roulions sur la voie pavée, et très mal pavée, qui lie Waterloo à Mont-Saint-Jean. Quoique placés sous l’autorité d’un seul bourgmestre, celui de Waterloo, ces deux hameaux sont encore à une assez grande distance l’un de l’autre. Ils ne se distingueraient guère de nos plus chétifs villages de France, sans l’admirable propreté de leurs maisons. L’église de Waterloo affecte cependant quelque caractère, mais un caractère qu’on pourrait appeler au-dessus de sa position. Elle a une espèce de fronton, une espèce de dôme ou de ballon de pierre, une espèce de portique dont s’honorerait une population de trois mille ames, ce que Mont-Saint-Jean et Waterloo réunis sont fort loin d’avoir. Au fronton de cette église, on lit une inscription qui vous apprend que le marquis de Gastanaga gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne Charles II, en posa la première pierre l’an 1690. La bataille que les Anglais ont appelé du nom de ce village, Waterloo, porta pendant assez long-temps chez nous celui de bataille de Mont-Saint-Jean, tandis que les Prussiens la nomment la bataille de la Belle-Alliance. Ces trois qualifications sont fondées : les Français occupaient le revers de Mont-Saint-Jean, les Anglais couvraient le versant opposé, et s’adossaient par conséquent à Waterloo, et les Prussiens, vers la fin du combat, rabat-