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un cœur sûr de lui-même, et qui n’avait jamais voyagé dans le pays des rêves et des chimères. La vanité avait flétri en elle de son souffle glacé toutes les fleurs qui s’épanouissent au matin de la vie. Si sa mère eût vécu plus long-temps, sans doute elle eût réussi à développer les germes précieux que l’orgueil avait étouffés. Livrée trop tôt à elle-même, Laure avait négligé, comme des plantes inutiles, toutes ses bonnes qualités, pour ne cultiver que ses travers. Il serait injuste de ne pas ajouter qu’elle avait plus de talens que n’en ont généralement les jeunes filles de son âge. Constamment rabaissée par ses compagnes, elle n’avait rien négligé pour s’élever au-dessus d’elles. Elle était bonne musicienne et peignait le paysage avec toute l’habileté qu’on peut exiger d’un paysagiste qui n’a jamais vu la nature. Elle avait pris des leçons de Frédéric Chopin et de Paul Huet. Le tout par vanité. Une fois sortie de pension, dès qu’elle connut pleinement sa richesse, Laure embrassa d’un regard avide les perspectives éblouissantes qui s’ouvraient devant elle. Elle avait assez d’esprit pour comprendre qu’avec un million de dot et deux millions en espérance, elle ne devait pas prétendre à être épousée par amour. L’amour ne la préoccupait pas. Elle avait sur le mariage des idées très nettes et très arrêtées. Sachant très bien que l’homme qui demanderait sa main verrait dans cette alliance une affaire, elle voulait, elle aussi, régler son choix d’après son ambition : elle déclara résolument à son père qu’elle n’épouserait jamais qu’un gentilhomme. M. Levrault la pressa dans ses bras : il avait reconnu son sang. D’ailleurs, c’était pour lui le moyen le plus sûr et le plus rapide de s’introduire dans le monde, où il brûlait de prendre rang. Il ne se dissimulait pas qu’un abîme l’en séparait : cet abîme, il le franchirait sur les épaules de son gendre.

Il ne s’agissait plus que de chercher ce gendre qui, à coup sûr, ne se trouverait pas près du marché des Innocens. M. Levrault s’était laissé dire que de toutes les provinces de France la Bretagne était la plus riche en vieilles et nobles familles, que les châteaux y étaient aussi nombreux que les chaumières. Il aurait cru volontiers que les tours crénelées y poussaient comme les champignons. C’était donc en Bretagne qu’il fallait aller s’établir ; c’était là qu’il fallait mener une grande existence, et tendre les filets dorés où viendrait se prendre le phénix des gendres. Ce plan une fois arrêté, M. Levrault écrivit à un notaire de Nantes, qu’il avait connu maître clerc à Paris :

« Mon cher monsieur Jolibois,

« Le temps est venu de me reposer enfin dans un monde dont le ton et les habitudes s’accordent avec mes goûts. Au milieu des travaux de l’industrie, j’ai souvent rêvé pour mon âge mûr un asile consacré par les grands noms de notre histoire. La Bretagne m’a toujours attiré par