Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 3.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’aise ; mais, avant tout, permettez-moi de dépêcher ces deux drôles qui attendent leur tour. L’intérêt même de votre créance exige que je ne reprenne avec vous cet entretien qu’après avoir recueilli quelques renseignemens indispensables parmi les habitués de ce tripot. Tout ce que je vous demande, c’est de ne manifester aucune surprise, si vous voyez ou entendez des choses que vous ne compreniez pas.

Je serrai la main du licencié, et nous nous levâmes pour nous rapprocher du groupe des joueurs, qui s’était considérablement accru depuis que nous causions à l’écart. Une double haie de curieux entourait le tapis vert sur lequel les piastres roulaient avec un bruit métallique fort engageant. Le licencié passa devant ses deux cliens, l’Américain et le Mexicain, en leur faisant signe de l’attendre, et alla droit à un jeune homme qui, debout parmi les spectateurs, attachait sur le tapis vert des regards ardens. Ce jeune homme, à la mine hâve et jaune, portait sur ses cheveux longs et gras un petit chapeau presque sans bords, et sur ses épaules une esclavina[1] usée. C’était le beau idéal du clerc de procureur regrettant de ne pouvoir jouer sur une carte toute la fortune de son patron.

— Ortiz, dit le licencié en lui frappant sur l’épaule, avez-vous ce qu’il faut pour écrire ?

— Sans doute, répondit le clerc, et il tira de sa poche un rouleau qui contenait papier, plumes et encre. Le licencié s’assit à l’écart, écrivit quelques lignes, plia le papier, et le remit à son clerc, qui ne répondit aux instructions données par son maître à voix basse qu’en inclinant la tête et en partant au plus vite. Le licencié me pria alors de vouloir bien prendre patience encore quelques minutes, pendant qu’il allait donner à ses deux cliens la consultation promise, et je me mêlai à la foule qui se pressait autour du tapis vert. C’était, après tout, un piquant spectacle que celui de cette réunion d’aventuriers de toute espèce, parmi lesquels les types les plus étranges des vieux romans picaresques semblaient s’être donné rendez-vous. Un détail caractéristique me frappa : c’est que le banquier avait devant lui un couteau catalan, tranchant comme un rasoir. Un avertissement qu’il donna aux joueurs m’expliqua l’usage qu’il comptait faire de cette lame affilée. — J’avertis les gentilshommes ici présens, dit-il, que, si l’un d’eux affecte de confondre la banque avec son enjeu, je lui cloue sans merci la main sur la table. — Cette étrange menace ne parut étonner ni offenser personne, et j’en conclus que le cas prévu par le banquier avait dû se présenter plus d’une fois.

Malgré la bizarrerie des scènes auxquelles j’assistais, je commençais à trouver le temps un peu long, lorsque le licencié vint m’arracher à la

  1. Petit manteau et la crispin.