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Bientôt la vision disparaissait. Pendant quelques heures, nous n’avions pour tout horizon que les mamelons couverts de palmiers nains du Sahel ; à la fin, l’on débouchait sur les hauteurs d’Ouled-Mandil ; de ce point, la Mitidja entière se déroulait à vos regards. Large d’environ cinq lieues, la Mitidja s’étend jusqu’aux montagnes qui s’élèvent sur une ligne parallèle aux collines du Sahel, de l’est à l’ouest, de la baie d’Alger au fond de la plaine. Les lentisques, les oliviers, couvrent le flanc de ces montagnes, et des roches grisâtres se dressent à leur sommet, au milieu des pins et des chênes verts. Près de la mer, à l’est, le voyageur apercevait le Fondouk ; droit devant lui, dans la plaine, les ombrages de Bouffarik ; à droite, au pied de la montagne, Blidah, et ses bois d’orangers ; puis la coupure de la Chiffa et le col de Mouzaïa, célèbre par tant de brillans assauts dont le souvenir restera dans notre histoire militaire ; plus loin, l’Oued-Ger, le Bou-Roumi, qui tous ont vu couler le sang de nos soldats ; au centre, Oued-Laleg, le tombeau d’un des bataillons réguliers de l’émir ; enfin le lac Alloula, la vallée qui mène à Cherchell, et à l’ouest, aux dernières limites de l’horizon, près du territoire de ces Hadjoutes fameux, l’effroi de la banlieue d’Alger, le Chenouan, baromètre naturel qui jette dans les airs son piton gigantesque à quelques pas du tombeau de la Chrétienne[1]. Lorsque les nuages couvrent sa cime, garez-vous bien vite de la pluie, car elle ne tarde pas à s’abattre sur la terre. Or, à cette époque (mars 1843), la pluie était déjà tombé abondamment ; aussi la verdure de la plaine étincelait sous les rayons du soleil, et nos chevaux secouaient joyeusement la tête, en respirant les parfums des grandes herbes, quand nous descendions la côte d’Ouled-Mandil.

Une heure après, nous entrions à Bouffarik. — Bâtie sur un terrain malsain, dans un endroit où, selon le dicton arabe, les corneilles elles-mêmes ne peuvent vivre, Bouffarik, malgré son insalubrité, qui bien des fois déjà a dévoré sa population, doit à sa position centrale une certaine prospérité. Grace aux travaux entrepris, on espère voir disparaître ses fièvres terribles. Nous ne faisions heureusement que traverser la ville naissante ; nous nous arrêtâmes toutefois, selon le vieil usage, au café célèbre de la mère Gaspard. — La mère Gaspard est une guerrière noircie dans maints combats. Débarquée en 1830, elle suivit constamment l’armée, vendant son rhum et son tabac, jusqu’au jour où

  1. Immense pâté de pierres qui s’élève sur les collines du Sahel, entre le Chenouan et la coupure du Mazafran. La tradition rapporte qu’autrefois, il y a de longs siècles, une chrétienne y fut enterrée, et qu’on déposa à ses pieds un trésor considérable. Une vache seule peut en indiquer l’entrée, à la condition de prononcer des paroles mystérieuses. Il y eut pourtant un pacha d’Alger qui, voulant s’emparer de ce trésor, ordonna la démolition du tombeau ; mais, au premier coup de pioche, des milliers d’abeilles mirent en fuite les travailleurs.