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corvée partaient de leur côté, se rendant, sous la conduite d’officiers, aux magasins militaires ; les cabarets enfin, le soir venu, fêtaient joyeusement, par de copieuses libations, l’heure du départ, jusqu’à ce que la retraite, ce couvre-feu militaire, eût chassé les buveurs attardés et rendu à la ville son grave repos. Le lendemain, chacun, en joyeuse humeur, en bon ordre et en belle tenue, le sac et les huit jours de vivre sur le dos, se mettait en marche pour Milianah. Que leur importaient, en effet, fatigues ou périls ? C’étaient tous de vieux routiers, endurcis depuis de longues années, et d’ailleurs, ainsi qu’ils le disaient dans leur style familier, avec le Changarnier, cela sent toujours le mouton[1].

Nous devions les rejoindre en route, et le jour suivant, à trois heures du matin, nos mulets, prenant l’avance, se mettaient en marche. Il est difficile de s’imaginer tout ce que portent ces pauvres animaux. D’abord à leur bât, deux larges cantines s’accrochent par des anneaux de fer, puis sur les cantines s’entassent orge, fourrage, sac de campement, poulets, bidons, gamelles, effets de toutes sortes, le chargement du voyageur, qui ne doit compter que sur lui pour la route ; tout cela s’arrime, s’attache avec de longues cordes et tient tant bien que mal, quand un accident ne fait pas tourner le chargement au milieu des jurons bien accentués des conducteurs, maudissant le ministre[2] et ses maladresses.

De Blidah, nous devions nous rendre à Milianah. Nous suivîmes la direction ouest, longeant les montagnes sud de la plaine. À deux lieues de Blidah, la Chiffa fut traversée à gué ; les eaux étaient très hautes, et le torrent n’avait pas moins de cent mètres de large ; aussi avions-nous grand soin de prendre un point de direction sur la rive opposée, car si vous laissez votre regard suivre le fil de l’eau, bientôt, saisi de vertige, vous êtes entraîné à bas de cheval. L’obstacle franchi, la route était facile, et nous eûmes bientôt atteint le Bou-Roumi, où nous nous arrêtâmes une heure avant de gravir les collines qui séparent la plaine de la vallée de l’Oued-Ger.

  1. Le succès des nombreuses razzias du général Changarnier avait fait passer ces paroles en proverbe parmi les troupes. Au 13 juin 1849, le 6e bataillon de chasseurs, qui avait si long-temps servi sous les ordres du général en Afrique, ayant reçu l’ordre de charger l’émeute, partait en riant et en répétant, au grand étonnement des gardes nationaux, la vieille parole d’Afrique : « Cela sent le mouton. »
  2. Les mulets du train ne sont jamais appelés autrement en Afrique. — Si vous demandez pourquoi, les soldats vous répondront que les mulets sont chargés des affaires de l’état, ou bien encore qu’ils ont le télégraphe à leurs ordres, en vous montrant leurs longues oreilles toujours en mouvement. Il arriva qu’un vrai ministre, visitant un jour la province de l’est, fut conduit de Philippeville à Constantine par des soldats du train. À une montée, il entend le mot de ministre retentir de tous côtés mêlé à de gros jurons. Étonné, il demanda ce que l’on voulait dire, et fut le premier à rire de l’explication qui lui fut donnée.