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LE SOCIALISME ET LES SOCIALISTES EN PROVINCE.

de 3 ou 400 francs ; il se hâta de les porter. Il revient sans le sou, et, pour vivre, met ses effets en gage ; il se serait fait arrêter comme vagabond, n’eût été l’intervention de quelques personnes qu’il connaissait. Premier trait caractéristique de ce que j’appelle le socialiste de naissance. Il sacrifie son présent à un x non encore dégagé. Le pauvre homme revint en son lieu et place, et force lui fut bien de reprendre ses anciennes occupations. C’était un étrange garçon. Il lisait toujours sous prétexte de s’instruire, et de fort singulières choses. Un jour il apprenait l’argot ; un autre jour, il se mettait en tête de déchiffrer Jamblique. Il n’aurait pas lu un livre d’origine française pour tout au monde, mais il s’enquérait avec soin de tout ce qui concernait Lao-tseu et Vyâsa. Sa tête était un salmigondis de connaissances baroques. Il faisait de la prose détestable et des vers plus détestables encore. Il vint à Paris, essaya du roman, pas moyen de trouver un éditeur ; il essaya du drame, pas moyen de trouver un théâtre. La misère le força de retourner à son premier état. Il était très enthousiaste de tout ce qu’il ne connaissait pas, et se prétendait très sceptique à l’endroit des femmes. Il est devenu socialiste, et exerce, m’a-t-on dit, dans la hiérarchie de je ne sais plus quelle école, le rang de prédominance-sentiment.

Je prends le quatrième type parmi les ouvriers qui touchent les plus forts salaires et jouissent le plus des avantages de la société. Avoir lu Voltaire jeune, avoir vu Paris, exercer une profession semi-libérale, maître cordonnier ou maître tailleur par exemple, voilà les caractères distinctifs de ce dernier type. La lecture de Voltaire, le plus grand homme de son temps, les a rendus très sceptiques à l’endroit d’une foule de choses qu’ils ne comprennent pas ; avoir vu Paris leur donne encore une plus grande force d’affirmation, et en fait des personnages importans aux yeux de leurs confrères. Ils sont fiers dès-lors et s’occupent à soutenir la bonne opinion qu’on a d’eux. Pour ce faire, ils lisent les journaux, parlent politique, tonnent contre l’impôt, contre les prêtres, contre les revenus de monsieur un tel qui a quinze mille livres de rente, contre la cherté des denrées, contre les gouvernemens qui les amusent des miettes de leur poche (une expression consacrée). Ils sont fiers d’être les amis et les disciples des docteurs du socialisme qui jouent envers eux à peu près le même rôle que Victor Hugo vis-à-vis des jeunes gens qui lui envoient de mauvais vers ; ce sont des génies, des intelligences immenses. Ces malheureux apprennent généralement par cœur le livre du maître et vous en récitent de longues phrases en guise de réponses dans la conversation. J’en ai connu un qui avait appris dans son entier le livre de l’Humanité de M. Pierre Leroux. À chaque phrase qu’il prononçait, on pouvait tirer son chapeau. Les pauvres, pour lui, n’étaient pas les pauvres, c’étaient les déshérités, et autres choses pareilles, et qui deviennent autant de machines de destruction,