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jours, l’Élisabeth de lord Damville. Jamais chute n’avait été plus complète et marquée d’un caractère plus triste. La grande majorité du public, composé de gens bien élevés et amis de l’auteur, ne se permettait ni sifflets, ni murmures, mais s’abandonnait à une morne stupeur, à une somnolence désespérante et désespérée. Sur tous les visages couraient des bâillemens mélancoliques que les femmes cachaient derrière leurs éventails ou leurs bouquets, mais que les hommes laissaient voir sans pudeur. Au milieu de cette foule élégante et endormie, une poignée d’hommes sales et réveillés, placés dans les humbles et obscurs endroits qu’on n’avait pu interdire au vrai public, témoignait de temps en temps sa mauvaise humeur. Quand la pièce fut achevée, cette petite troupe factieuse demanda bruyamment le nom de l’auteur ; Dans les coulisses, on conseillait de tous les côtés à lord Damville de ne pas se nommer. Un poète dramatique ne peut jamais croire à sa chute. Alors que la pièce est finie, tant qu’il reste un spectateur dans la salle, il lui semble que les destins peuvent encore changer. Lord Damville se disait que son nom serait peut-être accueilli avec des transports d’enthousiasme. Cependant les avis lui vinrent si nombreux et si pressans qu’il n’osa pas lui résister. Au moment où il se résigner à décliner la paternité de son œuvre, un certain nombre de ses amis débusquèrent dans le théâtre. Norforth, s’avançant vers lui de son ton le plus étourdi de jeune seigneur, dit à lord Damville : — Écoute, mon cher, franchement ta pièce est détestable. — Ce signal donné, le malheureux Damville vit commencer pour son drame une véritable curée Il n’osait pas aller trouver miss Jane. La grande actrice lui devait le premier revers qu’elle eût éprouvé dans sa vie théâtrale. — Ma foi, disait-elle à William, je fus impitoyable Ah ! milord, m’écriai-je, quand je l’aperçus se tenant tout confus à la porte de ma loge, vous auriez bien dû m’abandonner pour les muses ou abandonner les muses pour moi. Ce soir-là, il ne me reconduisit pas à mon logis. Le lendemain, il m’écrivit que j’avais été, avec tout le public, bien cruelle pour lui, qu’il voulait quitter pendant quelque temps cette Angleterre où Shakspeare n’avait été célèbre qu’après sa mort, et où l’on avait outragé Byron. Je lui répondis que la postérité m’accuserait peut-être d’avoir méconnu un grand homme, que j’étais décidée à encourir ce reproche avec tout mon siècle, qu’il ferait bien de quitter l’Angleterre en effet, parce que les voyages guérissent des passions, et que ce serait un grand bonheur pour lui s’il pouvait se guérir de sa passion pour les lettres. Et il est parti, ma foi, et je suis libre et je t’aime, fit-elle en embrassant William.

— Mais comment, dit lord Colbridge, avez-vous pu si long-temps supporter un pareil homme ?

— Mon Dieu, je n’aimais pas, je n’avais jamais aimé ; tous les