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trop ! Et moi, tenez, je suis une malheureuse, je ne sais pas si je vous aime et si je vous ai jamais aimé !

— Jane, quelles affreuses, quelles cruelles paroles ! À quel jeu terrible vous vous livrez ! Rappelez-vous…

— Je ne me rappelle plus rien. Que voulez-vous ? je vous l’avais dit, ma nature est pleine de secrets que moi-même je ne comprends pas et n’ai jamais cherché à comprendre. Il n’y a eu chez moi ni les heures pures et fraîches de l’enfance, ni les heures tendres et inquiètes de la jeunesse : toute ma vie n’a été qu’une journée orageuse et brûlante d’été. Qui m’aime est un insensé ; chercher dans mon cœur de la tendresse, c’est chercher des fleurs sur un rocher, un palais au milieu des mers. Tenez, William, partez, quittez-moi ; tâchez de ne pas me maudire, car, si vous me maudissiez, ce serait une douleur pour vous ; à moi, hélas ! vos malédictions ne me feraient même point de peine. Tâchez de ne pas me maudire, mais de m’oublier.

Toutes les paroles ardentes et désespérées de William furent inutiles Jane se montra inflexible. Elle ne voulait plus le voir. Cet immense amour, disait-elle, l’effrayait et la fatiguait ; enfin le sentiment de l’orgueil froissé s’éveilla dans l’ame de Colbridge. L’esprit enflammé et bouleversé, le cœur saignant par maintes blessures, il se sépara de la comédienne. — Je m’en vais, lui dit-il en la quittant, visiter le château de Colbridge, dont je suis le maître et que je n’ai pas encore vu. Peut-être, en effet, le ciel, le grand air, les courses dans les forêts, me feront-ils oublier l’atmosphère pleine de fièvres dans laquelle j’ai vécu.

À peine William l’avait-il quittée., que miss Jane écrivait à lord Norforth : « le me suis débarrassée pour un jour du marquis de Colbridge. Je suis lasse des amours sombres et passionnées. Si vous vous sentez disposé à m’aimer comme je vous aime, gaiement et modérément, venez. »

En même temps que ce billet, elle en écrivit un autre adressé au marquis de Colbridge, en son château de Colbridge, qu’elle ordonna à un domestique de mettre à la poste le soir, de façon à ce qu’il arrivât à Colbridge, situé à quelques lieues de Londres, le lendemain matin. Voici quel était ce billet : Je t’aime, William, je t’ai toujours aimé, je n’ai jamais aimé que toi : oublie les paroles insensées que je t’ai dites hier et reviens. »

William était sur le perron de son château se disposant à monter à cheval par une matinée qu’éclairait un magnifique soleil de septembre, quand il reçut cette lettre. Son regard, du lieu où il se trouvait, embrassait une vaste étendue de ciel lumineux et de plaines d’un vert éclatant coupées de fossés et de barrières qui provoquait l’ame et le corps à l’enivrement des courses au galop. Ce morceau de papier qu’il tenait entre ses mains le rappelait à une vie malsaine, fâcheuse, que