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Un jour, après une promenade à pied, il se souvint du plaisir qu’il éprouvait quand il était pauvre et jeune (il lui semblait que sa jeunesse était séparée de lui par d’immenses espaces de temps) à passer, au fond des tavernes devant un pot de bière, de longues heures de songerie. Il entra dans un petit café placé au coin d’un de ces boulevards déserts et solennels de Versailles. Son regard tomba par hasard sur un journal taché de tabac, et voici ce qu’il y lut : « La célèbre actrice d’outre-Manche, miss Jane, est dangereusement malade. On attribue aux fatigues de la scène l’état d’abord inquiétant et maintenant presque désespéré où elle est depuis plus d’un mois. »

À peine William eut-il lu cet article, qu’il courut chez lui, dominé par une seule pensée. Au bout de quelques instans, des chevaux de poste étaient devant son hôtel Le soir même de ce jour, il prenait au Hâvre le paquebot de Southampton ; le lendemain il était à Londres, auprès du lit de miss Jane.

La comédienne, depuis sa rupture avec Colbridge avait mené une vie effrénée. Cette féminine organisation n’avait pas été assez forte pour cette existence à la Mirabeau, où les fatigues du génie succédaient aux fatigues du plaisir. Elle était tombée malade, et l’on disait autour d’elle qu’elle se mourait. Quand William l’aperçut, il éprouva un immense transport de douleur, mais d’une douleur si tendre, qu’elle lui fit du bien. Il était heureux de s’abandonner à un sentiment qui, loin d’être haineux, était au contraire plein de douceur et de miséricorde vis-à-vis de cette créature qu’il avait tant aimée, qu’il aimait tant pour mieux dire. Et puis, quand il la contemplait si pâle dans ce lit blanc ; déjà paraissant presque unie au linceul, il lui semblait qu’en elle et autour d’elle se rétablissait une sorte de pureté Il oubliait dans quelle vie brûlée et souillée par la débauche toutes ces graces qui lui étaient si chères s’étaient abîmées. Livrée à cet abandon qui aux heures de la maladie et de la mort se fait si souvent autour des royautés, surtout des royautés de plaisir, miss Jane avait éprouvé une grande joie à voir apparaître Colbridge. Elle conservait jusqu’en son délire la science instructive de tout ce qui excite l’amour ; elle jetait de temps en temps à l’oreille de William, tandis qu’il se tenait à son chevet, la tête appuyée sur son lit, les lèvres attachées à sa main, quelques paroles qui lui rendaient les longs et ardens frissons des anciens jours.

Une nuit où elle ne pouvait pas dormir, et où elle semblait envahie par une funèbre tristesse : — William, dit-elle, quand je ne serai plus, souviens-toi bien que tu as seul eu le secret de ma vie, que je n’ai jamais appartenu ni à l’art, comme on l’a tant de fois répété, ni au plaisir, comme on l’a tant de fois répété aussi, mais à toi, uniquement à toi. Je suis heureuse de te dire cela, William, aux heures où l’on ne ment point.