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les Tartares Lipski, où se trouvait déjà Mme la comtesse Potoçka, il espérait en obtenir un corps de trois mille hommes. Ce projet était une chimère, car tous les Tartares de Lipski établis en Moldavie formeraient à peine ce nombre.

« M. Krasinski revint, il me demanda si j’étais fâché contre lui. Je lui répondis que « je ne saurais l’être, mais que, m’apercevant qu’il ne me convenait plus de rester parmi eux, je désirais partir sur-le-champ. Il était presque nuit ; il me fallait un passeport ; il prit le prétexte de ma liberté pour me dire que je partirais le lendemain.

« J’aurais mieux aimé sortir de Sinkofzé dans le moment. Ces messieurs jugeaient si mal des affaires, qu’ils croyaient que les Russes les laisseraient tranquilles. Je croyais évidemment le contraire, et je ne le leur cachai pas. Plein de l’humeur que me causait cette mauvaise conduite, j’allai me coucher. J’étais profondément endormi, vers onze heures du soir ; lorsque je fus éveillé en sursaut par le bruit confus de la foule qui se précipitait en tumulte chez les maréchaux dont je partageais la chambre. On n’entendit que les mots : Moscali, Moscali (les Moscovites) ! La voix altérée des Polonais portait tous les caractères de la frayeur. On me cria dans le même moment de me lever, parce qu’il fallait partir sur-le-champ. Jamais je n’avais été témoin de tant de désordre, de confusion et de terreur. Tous les feux étaient éteints, de crainte qu’ils ne servissent à guider les Moscovites, qui étaient à un quart de lieue de nous. Les chariots, dont la cour était pleine, ainsi que les chevaux pêle-mêle, ne pouvaient plus être reconnus par leurs maîtres dans l’obscurité. J’entrai chez M. le comte Potoçki ; je le trouvai levé, mais avec une voix presque éteinte et ayant l’air d’un agonisant. Sa santé était le thermomètre de notre situation. Il était occupé à trier quelques papiers qu’il déchirait. Je pris alors mon parti. Mes lettres de change m’étaient inutiles, puisque j’étais déterminé à n’en point faire usage ; mes chiffres pouvaient exposer la correspondance de la cour ; l’esprit de mes instructions m’était présent : je profitai d’un four qui était resté embrasé pour tout brûler. Les papiers furent dans un instant consumés. Je savais que si quelqu’un parmi nous était prisonnier, ou s’il y avait quelqu’un de massacré, ce serait moi infailliblement ; mais, dès ce moment, je fus tranquille, le secret du roi était en sûreté[1]. »

La situation des confédérés n’est-elle pas peinte avec vérité dans ces fragmens d’un journal écrit sans art, mais non sans finesse ? N’y voit-on pas, comme dans un miroir, cette ignorance politique, ce désordre incurable, cette incapacité stratégique qui rend stérile jusqu’à la bravoure même ? Mais n’y trouve-t-on pas aussi cette patience invincible, cette foi imperturbable qui fait supporter tous les maux pour une espérance, cette abnégation sans bornes qui porte à rejeter tous les biens pour une illusion ? Ici, à Chotim, sur la frontière de la Turquie, une comtesse Potoçka, l’une des plus grandes dames de la Pologne, passe sans se plaindre des palais de Varsovie ou de Tulczyn sous le sauvage abri d’une hutte valaque. À Slonim, le prince Radziwil

  1. Archives des affaires étrangères.