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la barbarie révolutionnaire. J’avoue que cette pensée n’était pas dépourvue pour moi d’un certain charme âpre et emporté : je n’aurais pas été fâché de cette tache au front de nos sauvages ennemis ; et puis, quand le sang coule, quand la chair humaine est frappée, quand les ames émigrent, on voit avec plaisir les monumens suivre la commune destinée, entrer dans la poussière et dans l’oubli avec ceux qui les admiraient.

Sur le pont qui unit l’Hôtel-de-Ville à la Cité, arriva un général dont je vois encore l’attitude pensive : c’était le général Duvivier. Ce vieux soldat de nos armées africaines était destiné, comme tant d’autres de ses compagnons, à tomber sous un ciel français, tué par ceux-là qu’il nommait ses frères en son langage républicain. La république était la passion du général Duvivier. Il la voyait dans la Marseillaise, dans les canonnades de nos grandes batailles, dans tout cet éclatant appareil qui a séduit tant d’ames. Les scènes hideuses de juin lui déchiraient le cœur. Comme tant d’autres patriotes de son espèce, il sentait les grilles de ses chimères, car les chimères ont des griffes. Aussi sa tristesse était-elle infinie ; son courage seul l’égalait. Une balle lui fracassa le pied, et le fit mourir dans des transports de douleur. L’instinct de cette cruelle mort, si, étrangement en harmonie avec les souffrances de sa pensée, était sur son visage quand je le vis.

J’aperçus aussi le matin sur la place de l’Hôtel-de-Ville un homme en habit noir. Je m’approchai du nouveau venu, et je reconnus M. Victor Hugo, qui, au sortir de la séance de nuit des représentans cherchait à regagner son domicile, inquiet sur le sort de sa femme et de ses enfans. Quand le poète m’eut quitté, un vieux colonel d’infanterie m’aborda et me demanda à qui je venais de parler. Lorsqu’il eut appris que c’était à M. Victor Hugo : « Si j’avais su ! » s’écria-t-il. En ce moment, quelques coups de fusil, qui nous arrivaient par les jardins de l’Hôtel-de-Ville, amenèrent une décharge générale des nôtres ; mais la figure et l’exclamation de cet honnête officier sont restées dans mon esprit. Il y a une race calme et courageuse d’honnêtes gens qui, dans le danger, vivent simplement leur vie, jusqu’au moment où les frappe la mort.

Cependant notre position à l’Hôtel-de-Ville devenait si mauvaise, que le général Duvivier résolut à tout prix de la faire cesser, et il ordonna aux bataillons de la garde mobile dont il pouvait disposer d’aller attaquer les insurgés dans le labyrinthe des rues voisines, où à chaque instant de nouvelles barricades s’élevaient. Mon bataillon fut de ceux qui se mirent en marche. Nos hommes prirent un vif plaisir à tirailler ; ils prirent quelque plaisir aussi à jouer de la baïonnette, peut-être même poussèrent-ils un peu loin ce dernier goût. Ils n’avaient pas l’âge de la pitié ; puis ils étaient les instrumens du châtiment terrible