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affecta de ne faire aucune attention aux indigènes, et il poussa son cheval en avant. Comme il tournait la tête pour savoir s’il était suivi, il s’aperçut, aux signes réitérés de Yuranigh, qu’un danger, invisible à ses propres yeux, était signalé par son compagnon. Celui-ci avait vu, en effet, deux naturels, qui, prenant les devans avec leurs lances et leurs casse-tête, s’étaient cachés derrière des buissons dans la direction où M. Mitchell s’avançait. Il était temps qu’il s’arrêtât. Il paraît que toute la bande des naturels prenait le plaisir du bain, lorsque les deux étrangers étaient tombés inopinément au milieu d’elle. La position de ces derniers était évidemment critique, avec des chevaux harassés, au milieu d’une peuplade si nombreuse dont le langage était inintelligible même pour Yuranigh. Toutefois, quand ce dernier eut rejoint sir Thomas, celui-ci lui demanda s’il ne ferait pas bien d’essayer de parler aux sauvages Yuranigh répondit brièvement et sans jeter même un regard du côté de la tribu : « Vous, avancer ! » Et, piquant des deux hors du chemin dangereux, il entraîna son maître à sa suite. On dit que le lion qui guette un quadrupède au passage s’élance et tombe dessus par un bond de quinze à vingt pieds. S’il manque son but, si l’animal échappe à ce premier élan, le lion, étonné, s’arrête ; il hésite, il semble mesurer de l’œil l’espace qu’il a franchi et se reprocher son insuccès ; puis, au lieu de poursuivre sa proie, il revient d’un pas fier à l’endroit d’où il s’est élancé, et il abandonne l’animal qu’il avait d’abord dévoué à son appétit. Il en est de même des indigènes de l’Australie, quoiqu’ils tiennent, en général, bien plus du renard que du lion. Quand leur ruse de guerre est éventée, quand leur embuscade est démasquée, ils se troublent, ils restent incertains, et, avant qu’ils aient pris un nouveau parti, leur adversaire ou leur victime a le temps de leur échapper. C’est ce qui arriva en cette circonstance. M. Mitchell put s’éloigner, suivi de son fidèle Yuranigh. Aucun des naturels ne se mit à leur poursuite. À l’endroit où ils étaient parvenus, c’est-à-dire au cœur même du pays, sur les bords de cette rivière qu’aucun Européen n’avait encore parcourus, ils avaient aperçu, dans les mains d’un sauvage, une hache de fer. Les produits des fabriques anglaises se rencontrent souvent ainsi là où les pas d’un homme civilisé n’ont point pénétré. Avant d’être soumises par les armes britanniques, les nombreuses contrées incivilisées où l’Angleterre plante incessamment son drapeau sont déjà tributaires de son industrie. L’un des épisodes les plus curieux de la scène qui venait de se passer avait été l’enlèvement précipité des enfans par leurs mères, qui portaient leur jeune postérité sur la hanche, au lieu de la placer sur leurs épaules, selon l’usage observé dans toutes les tribus plus rapprochées de la côte. L’arrivée subite, de M. Mitchell les avait surprises au milieu des détails domestiques de leur vie misérable et grossière. S il avait été possible d’assister, sans être aperçu, à ces scènes intimes, cela eût valu la peine de courir quelques risques. Durant l’apparition, en quelque sorte foudroyante, des deux voyageurs, l’attitude des hommes exprimait l’étonnement le plus vif. Courbant le genou droit, la jambe gauche en avant, une main sur leur casse-tête, l’autre levée et tendue vers l’objet de leur surprise, ils répétaient : Aya, aya, minyà.

C’était là le dernier péril sérieux que devait rencontrer M. Mitchell dans le cours de son voyage. En revenant sur ses pas pour retrouver ses compagnons, avec qui il reprit le chemin de Sydney ; il ne fut plus inquiété. Avant de quitter