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l’Europe, un rôle de premier ordre, auquel d’ailleurs la grande et longue rivalité de l’Angleterre et de la France n’a pas nui. Est-ce que, sous nos yeux, la même histoire ne se renouvellerait pas ? Tout le fait craindre, comme si l’Europe n’avait puisé aucun enseignement dans le spectacle d’un si rapide et si prodigieux essor de puissance. Les insurrections des Hellènes et des Serbes ont naguère mis l’empire ottoman à la merci des Russes : hier, l’insurrection de Hongrie leur livrait, par surcroît de fortune, l’indépendance diplomatique de l’empire d’Autriche.

L’alliance étroite dans laquelle le czar a engagé l’Autriche au moment où cette puissance semblait affaissée a inspiré au gouvernement russe une fierté un peu précipitée dans ses allures, et dont nous avons vu immédiatement la preuve dans la demande d’extradition si expressément formulée à Constantinople. Il parait aujourd’hui, que le czar, malgré tout le bruit causé par la suspension des rapports diplomatiques de son ambassadeur avec le divan, a compris qu’en insistant il compromettait gravement, devant l’Europe, la renommée de modération à laquelle il aspire. Il a craint de montrer trop ouvertement tout ce que lui suggère de hardiesse la grande situation que chacun, démocrates et conservateurs, peuples et gouvernemens, semble s’étudier à lui faire. On sait avec quelle ardeur l’Angleterre avait embrassé cette affaire, qui pouvait devenir vitale pour son commerce ; en France, le pouvoir, sinon le parti conservateur tout entier, ne paraissait point alarmé d’une si belle occasion qui lui eût été donnée d’agir extérieurement pour une grande question conservatrice et traditionnelle dans les intérêts généraux de l’Europe. Le cabinet russe avait-il espéré humilier le sultan à peu de frais par le simple effet de l’intimidation ? Avait-il pensé que la Turquie resterait isolée ? Le refus du sultan et l’approbation de l’Europe, le mouvement de l’opinion en Angleterre et en France, l’entente des deux cabinets, auraient, dans ce cas, modifié les sentimens de la Russie ; elle se contente aujourd’hui de l’expulsion des réfugiés. Cette déclaration officielle couvrirait-elle quelques conditions secrètes ? Serait-il vrai que le czar aurait manifesté le désir de voir les Ottomans rentrer dans ce qu’on appelle son système politique ? Aurait-il formé le vœu d’un changement de ministère qui, entraînant Reschid-pacha et le parti européen, suspendrait encore une fois le progrès de ces réformes sur l’avenir desquelles repose le salut de l’empire ? Peut-être aussi l’empereur a-t-il voulu donner à entendre que la Turquie aurait incliné du côté des puissances libérales ; peut-être lui veut-il faire un crime de n’avoir point coopéré plus activement à la compression des insurgés magyars ? Pour compromettre les Turcs aux yeux du parti conservateur en Europe, le cabinet russe a laissé croire qu’embrassant intérieurement la cause des ennemis de la paix, ils auraient été sympathiques aux folles tentatives qui ont ensanglanté la Hongrie. Les radicaux leur ont au contraire reproché d’avoir trop bien servi les pensées de l’alliance austro-russe par leur attitude pacifique dans les principautés du Danube. La Russie se trompe en ce point comme le radicalisme. Les Turcs, à les prendre en général, manquent souvent de lumières, rarement de bon sens. Par la simplicité même de leurs idées, qui sont loin d’être aussi enchevêtrées que les nôtres, ils sont d’excellens juges de ce qui se passe hors de chez eux, ils ont compris, dès l’origine de l’insurrection