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de l’antiquité. Si l’intervention conjugale de Porcia et de Calpurnie amène des scènes glaciales, le rôle de Cythéris, la courtisane, a de l’entrain et de la grace, et répand sur le premier acte, fort étranger du reste à l’économie générale du drame, un parfum d’élégie antique qui fait penser aux voluptueuses héroïnes de Properce et de Tibulle. Enfin, si le personnage de Cléopâtre touche, dans la pièce nouvelle, à la caricature, si l’escamotage des testamens st tout-à-fait indigne de cette grande et sérieuse page de l’histoire, il y a, au troisième acte, dans les hésitations de Brutus, dans son dialogue avec César, dans le contraste de cette nature stoïque, séparée, par son stoïcisme même, de la vraie cause de l’humanité, avec cette physionomie de César, si compréhensive, si profondément humaine, des traits de caractère et de vigueur qu’on ne saurait contester. Sans doute César, dans ces passages remarquables, a trop l’air de rédiger d’avance le rôle que lui assignera la postérité ; il abuse du vocabulaire de la philosophie moderne, fort inconnu de son temps, pour préciser ce qu’il veut être, et faire de ses discours le programme de sa destinée ; mais enfin, il suffit, pour justifier l’auteur, que ce langage et ce rôle nous offrent, à distance, une sorte de vérité rétrospective. D’ailleurs, lorsqu’arrive la catastrophe, lorsqu’Antoine paraît sur le théâtre et qu’en présence du corps ensanglanté de César il commence à haranguer le peuple, lorsque nous retrouvons, dans sa harangue, cette admirable gradation, ce crescendo sublime, une des plus belles créations de Shakspeare, nous nous sentons enfin dans le vif et le vrai de l’histoire, et, saisis par le génie du poète (c’est de Shakspeare que je parle), nous oublions tout ce qui n’est pas de lui.

On le voit, sans condamner absolument la pièce nouvelle, il nous est impossible d’y découvrir le filon nouveau, l’inspiration originale, qu’attend encore le théâtre moderne, qu’on serait heureux d’y applaudir, qu’on y appelle avec tristesse, en songeant que, dans quelques semaines, notre siècle aura cinquante ans. Irons-nous demander à l’Odéon cette perle, cachée encore sous les sombres flots de l’inconnu ? hélas ! au lieu de ces tentatives généreuses où une verve, une fraîcheur juvéniles, nous dédommageraient peut-être des inexpériences de l’âge, l’Odéon ne nous offre que des pièces d’une allure lourde et vieillie, écrites par des auteurs qui préludent depuis vingt-cinq ans à leur gloire poétique En vérité, nous ne saurions en dire davantage de l’Héritier du Czar. Les œuvres jeunes manqueront-elles donc toujours à ce théâtre de la jeunesse ?

C’est encore la musique, c’est l’activité intelligence des théâtres lyriques qui nous console le mieux, en ce moment, de ce qui manque à nos théâtres littéraires. À quoi faut-il attribuer cette supériorité trop évidente ? Est-ce à une certaine fatigue, à un affaissement général de l’esprit humain, qui lui fait chercher dans les arts les plus vagues un soulagement à ses douleurs ? Les misères de la réalité donnent-elles un charme nouveau à ce qui favorise le plus les caprices de la rêverie ? Doit-on tenir compte de cette tendance naturelle à l’homme qui, dans les temps où toute idée positive est un sujet d’innombrables dissidences, le pousse irrésistiblement vers les terrains neutres où toute division personnelle se fond et s’absorbe dans une jouissance idéale ? Cet élément de réussite, s’il est réel, n’entrerait pour rien dans le succès du Prophète, dont la reprise, vient d’avoir lieu avec tant de bonheur et d’éclat. En effet, comme on