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dans le désert, rencontres sous l’ombrage d’une oasis, amours sous la tente, provocations et résistances, on y pouvait deviner tout cela et mille autres choses encore. Pourquoi non ? pourquoi la danse, qui a été de tout temps, ainsi que la musique, un des langages dont le sentiment dispose, n’exprimerait-elle pas à son tour la pensée qui l’inspire ? La musique a bien osé décrire le lever du soleil, la marche des caravanes, et même la découverte du Nouveau-Monde.

La jolie danseuse paraissait d’ailleurs s’embraser elle-même au feu du poème dont elle exécutait devant nous les stances variées. Son regard s’animait ; sa taille s’assouplissait en se cambrant ; son teint, tout à l’heure si pâle, s’empourprait ; bientôt l’œil en feu, les narines ouvertes, aspirant l’air et comme cherchant autour d’elle, elle frappa de son petit pied de satin des appels amoureux ; ses castagnettes roulaient dans ses mains avec frénésie ; enfin, le bien-aimé n’arrivant pas, elle vint droit sur moi, me lança un regard enivré qui m’étourdit, et, d’un air de sultane, me jeta son mouchoir. Aussitôt un roulement général de castagnettes retentit sur tous les bancs, dans toutes les mains, et les spectateurs ravis crièrent : salero ! salero[1] ! Mon rôle de pacha m’embarrassait un peu. Carmen continuait de pivoter sur place en face de moi, comme pour mieux montrer la perfection de ses formes ; puis elle s’avançait séduisante comme une fée et s’éloignait brusquement, comme pour condamner le spectateur au supplice de Tantale. Elle semblait transfigurée : des étincelles électriques jaillissaient de ses longs yeux noirs, et lorsque, vaincue, désarmée, elle mit un genou à terre comme pour se rendre à discrétion elle eût ravi le plus vieux sultan ; mais aussitôt la musique cessa : Carmen se releva légèrement, ses doigts se fermèrent, ses regards s’éteignirent, sa pâleur reparut, et elle alla s’asseoir toute calme, toute pudibonde, à côté de sa mère, sur les genoux de sa sœur. La bacchante avait disparu, et Carmen n’était plus qu’une pauvre ouvrière de la manufacture des tabacs. Il est merveilleux d’observer, combien la physionomie humaine se prête aisément, dans sa mobilité, à toutes les transformations que l’art du mime lui commande. Je n’oublierai jamais qu’un soir, dans un salon, j’étais assis auprès de Mlle Rachel ; je venais de lui parler. Tout à coup, en me retournant, je vis son visage tellement décomposé, que, pouvant à peine le reconnaître, je fus comme effrayé. On avait prié la tragédienne de dire des vers de Phèdre, et elle avait pris la physionomie de ce rôle en une seconde, au point d’être méconnaissable. Carmen, quoique moins habile, savait quelque chose de cet art, et ce talent

  1. Salero est un cri d’admiration et d’encouragement. Salero veut dire salière, si je ne me trompe. On dit en espagnol d’une femme piquante qu’elle est salée (salada). En l’appelant salière, on veut apparemment dire qu’elle est pleine de sel. Je donne cette explication pour ce qu’elle vaut.