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idéale, le dévouement d’un honnête mari qui se suicide pour rendre la liberté à sa femme, qui aime un autre homme et est prête elle-même à se suicider avec son amant. L’auteur est-il bien sûr, loin d’avoir corrigé le matérialisme d’Antony, comme il l’avance, d’avoir fait autre chose que le compliquer d’un mysticisme prétentieux de sentiment et de langage ? N’est-ce point toujours l’idée de la passion primant le devoir ; qui s’élève ici à un degré d’incohérence étrange ? dernier et curieux spécimen de cette vanité qui se débat dans la confusion morale où elle s’enfonce, dans l’impuissance littéraire qu’elle s’est faite, et qui rêve, elle, aussi, les synthèses sociales où apparaissent Louis XVI, Cagliostro, Mesurer, Charles X, et Louis-Philippe, passant et se succédant pour aboutir à la profonde et morale création du Comte Hermann !

C’est le malheur des lettres contemporaines d’avoir respiré cette corruption et de l’avoir communiquée à leur tour ; c’est le malheur de l’esprit littéraire réduit à cette déification vulgaire de lui-même ; dénué de ce souffle moral qui fait sa vie et son élévation, de s’être trouvé désarmé contre cette fatalité, qui, à mesure qu’elle lui ravit une ressource, une grace, une vertu, lui crie encore : Marche ! marche ! et le pousse chaque jour à quelque sacrifice nouveau, à quelque profanation nouvelle. Et observez comme il y a une sorte de logique inexorable dans cette mutilation exercée par l’esprit littéraire sur lui-même, comme les effets désastreux en jaillissent un à un ! Quand on est hors des voies fécondes et sévères de l’art, où est le terme, où est le degré dans le morcellement ou dans la licence après lequel on pourra dire : Assez ? — L’excès devient le refuge du talent, de peu de foi ; l’observation, émoussée et inhabile à ressaisir les vraies nuances de l’ame humaine, la gradation naturelle des sentimens, se jette à la poursuite d’un autre élément de succès, ramasse tout ce qui s’offre à elle de voluptés grossières à peindre, d’entraînemens effrénés à reproduire ; elle contracte le goût des impuretés et des souillures. Vous avez ce que vous donne aujourd’hui M. Sue, — les Mystères du Peuple, -l’idéalisation, si l’on peut se servir de ce mot, de tout ce qui se cache de folies révolutionnaires sous le nom de socialisme ! Vous avez la haine, l’envie, la diffamation à l’état brut et grossier. Je donne surtout cette œuvre méprisable comme le résumé de tous les excès et de tous les abaissemens de ce genre de littérature. Qu’est-ce donc que ce livre, imagé, orné de citations de chants bretons, de passages de M. Thierry ou de M. Guizot, qui « émeut, étonne, épouvante » comme dit l’affiche, et est destiné à opérer « la réconciliation du peuple et de la bourgeoisie ? » Ecartez cette tactique mielleuse et venimeuse d’une prétendue identification de la bourgeoisie et du peuple par le socialisme, — fantaisie que M. Sue n’a point imaginée, qu’il a reçue des mains d’un maître en ces sortes d’inventions ; — le sens des Mystères du Peuple n’est point une énigme :