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sommes ministres. » Le personnage auquel ils s’adressaient tira flegmatiquement son poinçon de derrière l’oreille, et se mit à écrire sans faire la moindre observation. Quand il eut achevé, il essuya son poinçon sur ses cheveux, le replaça derrière l’oreille et dit aux missionnaires : « Yak pozé (c’est bien). — Témou-chu (demeure en paix), » répondirent-ils ; puis, conformément aux règles de la politesse thibétaine, ils lui tirèrent la langue et sortirent. Cette simple déclaration eût sans aucun doute été regardée comme suffisante par la police de H’Lassa, et les missionnaires auraient pu prêcher en paix l’Évangile, si le ki-tchaï ou ambassadeur chinois n’était point intervenu. L’organisation politique du Thibet et sa situation vis-à-vis de la Chine peuvent seuls faire comprendre la portée de cette intervention.

Le Thibet s’étend jusqu’à l’Inde. De ce côté, il a pour frontière les monts Himalaya. La Chine le presse à l’est, au sud et au midi ; cependant le Céleste Empire et les états du Talé-lama ne sont nulle part limitrophes. Entre les frontières de la Chine proprement dite et le Thibet se trouvent partout des états qui dépendent au temporel de Pékin, et au spirituel de H’Lassa. Je sais bien que les géographes mettent le Thibet sur la même ligne que les pays tributaires placés entre lui et la Chine, mais c’est une erreur. Bien qu’en fait l’indépendance du Thibet ne soit pas absolue, on n’est nullement autorisé à le présenter comme une annexe de l’empire chinois. La grande force matérielle de la Chine et la suprématie religieuse du Thibet rendent obligatoires de nombreuses relations entre les deux pays. Ces relations sont fécondes en conflits, et la guerre a bien souvent succédé aux querelles diplomatiques. Les Chinois ont même eu au Thibet leurs vêpres siciliennes. Toutefois, bien que le recours aux armes ait en général été favorable aux Thibétains, c’est à la Chine que ces conflits ont profité, car toujours elle a su recouvrer par les négociations plus que les batailles ne lui avaient fait perdre.

Depuis long-temps, le sentiment religieux est éteint chez les politiques chinois : ils ne se soucient pas plus de Bouddha que de Confucius, mais Bouddha est adoré par des peuples sur lesquels la Chine veut conserver ou étendre sa domination ; en conséquence, le gouvernement chinois fait profession de respect pour tous les bouddha-vivans, et particulièrement pour le Talé-lama, leur chef. Afin de mieux témoigner ce respect, il entretient constamment à H’Lassa deux grands mandarins revêtus du titre de kin-tchaï, c’est-à-dire ambassadeurs ou délégués extraordinaires. La mission officielle de ces personnages consiste à présenter, dans certaines circonstances, les hommages de leur maître au Talé-lama et à lui répondre de l’appui de la Chine contre tout ennemi. Pour reconnaître tant de sollicitude, le Talé-lama envoie tous les trois ans à Péking une ambassade solennelle, qui porte des