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terreur gagna tous les politiques chinois. Ils ne virent dans la politesse dont le saint du Grand-Kouren les menaçait qu’une ruse destinée à exalter l’imagination des Khalkhas. Des négociateurs lui furent envoyés pour le détourner de son projet ; ils réussirent en partie, car ils obtinrent du guison-tomba qu’il n’aurait que trois mille hommes de suite, et que les trois autres souverains khalkhas, qui dépendent de lui comme il dépend lui-même de la Chine, ne l’accompagneraient point. L’itinéraire une fois réglé, le saint se mit en marche. Toutes les tribus du nord de la Tartarie s’ébranlèrent pour lui faire escorte ; des foules innombrables et chargées de présens se pressaient partout sur son passage. Dès que son palanquin apparaissait, tout le monde tombait à genoux. Il fut ainsi adoré jusqu’à la grande muraille ; là, il cessa d’être dieu, et la cour de Péking, voyant qu’il ne songeait nullement à faire entrer en Chine les hordes qui l’avaient suivi jusqu’aux frontières, reprit son assurance habituelle. Le guison-tomba resta trois mois près du céleste empereur ; il mourut en regagnant sa lamaserie. Les Mongols prétendirent que le gouvernement chinois l’avait fait empoisonner. Ce crime n’aurait rien d’impossible. Le voyage du guison-tomba avait été regardé comme une menace ; il fallait l’en punir. Une lutte ouverte eût offert des dangers, et les Chinois n’aiment pas le danger. Le poison vidait le débat d’une façon peu brillante, mais sûre. On peut donc croire que les soupçons des Mongols n’étaient pas sans fondement.

Un fait non moins instructif que les alarmes dont le gouvernement chinois ne put se défendre en apprenant le voyage du guison-tomba, c’est le bruit qu’il fit répandre, à ce sujet, dans les ports où les Européens, et particulièrement les Anglais, sont admis. Ses agens déclarèrent que l’empereur, ayant eu la fantaisie de voir face à face le grand-lama son tributaire, lui avait ordonné de venir à Péking. Cette version fut acceptée même des Anglais ; on alla jusqu’à croire que c’était le chef du bouddhisme, le Talé-lama de H’Lassa, qui s’était docilement soumis à ce caprice impérial, — de telle sorte que l’on vit une preuve de force dans un acte qui avait fait éclater tant de faiblesse. Cette politique est familière aux Chinois. Ils ont persuadé aux Tartares qu’ils étaient sortis vainqueurs de leur lutte contre les Anglais, et qu’un sentiment de compassion avait seul pu les empêcher d’exterminer complètement ces monstres marins.

La haine qu’une partie des Tartares mongols et les Tartares thibétains nourrissent contre la Chine ne les empêche pas d’être du parti de cette puissance contre l’Angleterre. Ils espèrent avoir raison un jour de la suprématie des Chinois, et ils sentent que le joug des Anglais serait plus dur et en même temps plus difficile à secouer. Sans être bien au courant des événemens qui s’accomplissent dans l’Inde, ils en sa-