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de même. Par la voix de ses apôtres ou de ses tribuns, l’idéal éternel vient dire aux masses : De quel droit vous gouverne-t-on ? de quel droit vous punit-on ? Il n’est pas juste que vous avez un maître, il est odieux que l’on déporte de pauvres insurgés qui ont cru bien faire ; — et la foule d’applaudir. L’idéal va donc son chemin, il détruit ce qui ne plaît pas à la foule ; mais il se trouve que du même coup il a anéanti ce qui était indispensable à la vie. En supprimant la tyrannie du capital, il se trouve qu’il a supprimé le seul moyen qui pût faire converger mille activités vers un même but ; en supprimant l’odieux chef de fabrique qui s’engraissait des sueurs de l’ouvrier, il se trouve qu’il a supprimé l’intelligence qui dirigeait, et qui, comme la vie, faisait un travail invisible. Quand tout est à bas, il faut bien que la réaction arrive, qu’aux adorateurs de l’idéal succèdent les respectueux interprètes de la nécessité. Eux ils parlent de dangers à éviter, d’utopies impossibles. On les hait ; s’ils n’accordent pas à tous le bonheur absolu, on prétend que c’est uniquement parce qu’ils n’ont pas l’ame généreuse ; et quand par leur sévérité ils ont guéri l’humanité d’une impuissance ou d’une présomption, dont l’extirpation permet un nouveau progrès, le monde se hâte d’attribuer ce résultat aux chantres de l’idéal, qui l’avaient demandé et célébré. Voilà l’état normal. Ceux qui parlent aux hommes des limites de leur puissance sont faits pour être détestés ; on les lapide, c’est leur rôle. Celui de la sagesse est de s’arranger pour faire le mieux possible, sans compter qu’il puisse en être autrement.

Justice n’est pas faite, cela est bien clair ; justice n’est pas faite par la loi ; justice n’est pas faite par l’opinion, qui est encore une autre loi, également décrétée par les classes intelligentes. Cela est un mal, cela est un grave danger, nous le pensons comme M. Carlyle ; seulement notre conclusion ne sera pas tout-à-fait la sienne, quoiqu’elle y touche et que nous nous plaisions à lui en rapporter l’honneur. À notre avis, si nul n’est rétribué suivant ses œuvres, et si on ne veut pas que chacun soit rétribué suivant ses œuvres, cela ne tient nullement à la perte d’un sens moral qu’auraient eu nos pères ; c’est uniquement, ou du moins c’est surtout parce que nous ne comprenons plus le rôle providentiel et protecteur des sévérités de la loi ; et, si nous ne le comprenons plus, c’est précisément parce que nous avons les illusions que M. Carlyle tendrait à encourager, parce que nous nous imaginons que, sans le secours d’aucun châtiment, les hommes possèdent une aspiration vers le bien à laquelle ils doivent tous leurs progrès, toutes leurs vertus. Quand la raison viendra ! disent les mères ; quand les lumières viendront ! disent les utopistes, et, en attendant que la sagesse vienne, ils ne veulent pas que justice soit faite. La sagesse ne viendra pas d’elle-même, voilà ce qu’il faut crier aux quatre vents. La conscience n’est pas le maître qui enseigne les individus ou les sociétés ; elle est la