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domine. Or l’impersonnalité, à peine acceptable chez l’historien, puisqu’elle le transforme en chroniqueur, puisqu’elle supprimerait le génie de Thucydide et de Tacite, ne peut se concilier avec les devoirs du poète. Il n’y a pas de poésie lyrique, épique ou dramatique, sans passion, et je m’étonne que M. Ponsard ait pu se méprendre aussi étrangement sur les lois de son art. Toutefois, si Charlotte Corday n’est pas une composition dramatique, la scène des triumvirs, pour le fond et pour le style, vaut mieux, à mon avis, que les précédens ouvrages de l’auteur.

Si M. Ponsard n’ajoutait pas foi à la justesse de nos remarques, s’il voyait dans notre langage une sévérité excessive, l’attitude du public pendant la représentation de Charlotte Corday pourrait servir à lui démontrer que notre opinion n’est pas une opinion solitaire. Si nous réservons nos louanges pour la scène des triumvirs, si nous blâmons sans hésitation, sans ambages, la succession substituée à la génération, nous ne sommes pas seul à blâmer ; le public, sans prendre la peine d’analyser l’impression qu’il a reçue, s’est rangé à notre avis. Il a écouté avec bienveillance, avec attention, toutes les parties de cette œuvre que ses deux sœurs aînées, Lucrèce et Agnès de Méranie, recommandaient hautement ; mais il est demeuré froid pendant toute la première moitié de la soirée, et sa froideur est, à nos yeux, une preuve de clairvoyance. Il a compris sans peine qu’une galerie de tableaux, quelle que soit d’ailleurs l’habileté du peintre, n’est pas, ne sera jamais une œuvre dramatique. Il a très vivement applaudi les sentimens élevés que M. Ponsard rencontre sans effort et traduit dans une langue harmonieuse, il a témoigné à plusieurs reprises qu’il s’associait aux grandes pensées présentées sous une forme concise ; mais il n’a pas renoncé à ses droits, et son silence pendant les scènes inutiles ou placées au hasard renferme une leçon dont M. Ponsard doit profiter. Si le public pris en masse se préoccupe rarement des questions de style, et l’on concevrait difficilement qu’il en fût autrement, car les questions de style exigent des études spéciales, il juge très sainement tout ce qui se rattache à l’intérêt dramatique. Or l’intérêt dramatique commence trop tard dans l’œuvre de M. Ponsard, et non-seulement il commence trop tard, mais il est permis d’affirmer que l’auteur n’en a pas tiré tout le parti qu’on pouvait espérer. Charlotte une fois armée du poignard ; la tragédie ne pouvait plus attendre ; mais, avant d’armer la main de l’héroïne, le poète devait nous montrer les combats intérieurs de cette ame généreuse, et c’est ce qu’il n’a pas fait. Il s’est contenté de quelques vagues indications, comme si le temps lui manquait pour dessiner complètement sa pensée ; et cependant quel temps n’avait-il pas perdu avant d’aborder le véritable sujet de sa composition ! Éclairé par la réflexion, M. Ponsard ne tardera pas à comprendre ; s’il ne comprend