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donc ! ouvrez-moi la route ; entrez avec moi dans les demeures célestes. Ah ! je sais combien est grande la grace que je vous demande ; mais qui peut me l’accorder mieux que vous ? qui a pu mieux que vous, vierges célestes, contempler la grotte sacrée où la Vierge enfanta le Sauveur, les astres nouveaux qui étincelèrent au ciel, et les rois de l’Orient marchant sur la foi de ces astres[1] ? »

Sannazar dans cette invocation, comme Raphaël et Michel-Ange dans leurs tableaux, essaie d’unir les traditions chrétiennes et les traditions païennes. On dirait que les arts, à cette époque, cherchent à faire une sorte de croyance commune du paganisme et du christianisme, et à montrer que, sous des formes différentes, respirent la même pensée et le même sentiment religieux. L’idée de cette singulière association date de loin. Dans les premiers temps du christianisme, les sibylles, ces vieilles interprètes des oracles païens, étaient devenues des personnages presque chrétiens, et c’est ainsi qu’elles ont leur place dans les peintures des églises chrétiennes[2]. Les muses sont presque sœurs des sibylles, et je conçois que Sannazar veuille les attirer au christianisme au nom du culte même de la virginité ; mais il y a d’autres personnages de la poésie païenne qui ne peuvent guère se prêter à cette alliance. Alors Sannazar, sans paraître se douter du contraste entre le sujet qu’il a choisi et les ornemens qu’il emprunte, devient un poète tout païen. Cerbère hurle de douleur de la défaite des enfers, et ses aboiemens épouvantent encore les ombres coupables. À côté du vieux merveilleux du paganisme, banni depuis long-temps par la religion chrétienne et qui semble rentrer triomphant dans la poésie, paraît une nouvelle sorte d’allégorie, non plus l’allégorie mystique chère au moyen-âge, non plus l’allégorie morale dont Gerson savait si bien se servir, mais l’allégorie poétique et tous ses personnages de convention, la joie, la terreur, l’envie, la colère, ces qualités enfin ou ces vices de l’humanité dont le christianisme avait fait des vertus théologales ou des péchés capitaux, et qui reprennent, dans les poètes de la renaissance, une forme et une parole. Ainsi, dans cette nuit de salut qui donne naissance

  1. Nec minus, o muse, vatum decus, hic ego vestros
    Optarim fontes, vestras, nemora ardua, rupes :
    Quandoquidem genus è coelo deducitis, et vos
    Virginitas sanctarque juvat reverentia famae,
    Vos igitur, seu cura poli, seu Virginis hujus
    Tangit honos, monstrate viam, qua nubila vincam,
    Et mecum immensi portas recludite coeli.
    Magna quidem, magna, Aonides, sed debita posco,
    Nec vobis ignota ; etenim potuistis et antrum
    Aspicere, et choreas ; nec vos orientia coelo
    Signa, nec eoos reges latuisse putandum est.

  2. Voyez la Sixtine et les mosaïques de Sienne.