Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/273

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en répétant que le sentiment individuel est de Dieu et que l’acte ou la parole qui le traduisent le plus sincèrement sont le plus divins. Bien plus, pour nous, tels que la marche des choses nous a faits, le grandiose, l’idéal épique est plutôt dans la prose de mistress Fry que dans les épopées d’Homère. À travers son iliade à elle, on n’entend pas le bruit des vaines cymbales, on n’y voit point l’héroïsme qui poursuit la gloire, l’ambition qui vise à écraser autrui de sa supériorité. Ce qu’on y rencontre, c’est l’héroïsme de la conviction et non de l’orgueil : c’est le sublime des humbles abnégations, c’est la majesté de la liberté, la seule réelle, celle de l’être émancipé du désir de plaire, et qui, sans rien craindre, sans rien demander, ne reçoit de loi que de lui-même. Cette poésie-là, le monde ne s’en était pas douté pendant des siècles ; s’il l’entrevoit maintenant, c’est que la morale, elle aussi, s’est faite quakeresse comme la littérature. L’opinion publique en général est de l’avis des quakers : elle ne pense plus que la sagesse consiste à prendre la vie en riant et à n’y voir qu’une comédie où il s’agit de jouer habilement son rôle. La science et la philosophie commencent également, grace à Dieu, à prêcher, après Fox, l’abjuration des formules et des vains systèmes. Lorsque les grands partis sont tombés en Angleterre et que les communes ont renoncé aux luttes de principes pour se guider d’après les nécessités journalières, c’était une espèce de quakérisme qui s’impatronisait au parlement et dans la politique. Le free trade enfin, le gouvernement constitutionnel, la décentralisation et le laisser-faire d’Adam Smith ne sont bien évidemment que des applications de la vieille doctrine mystique reprise par les Amis. De tout cela que conclure ? Rien, sinon que l’autorité, comme l’a dit saint Paul, a pour unique fondement l’incapacité de bien user de la liberté, et que les individus obtiennent une plus large part d’indépendance quand ils sont devenus capables, de ne pas en abuser.

Et cependant, tandis que l’esprit du quakérisme s’étend et s’infiltre partout, lui-même, comme religion, semble en voie de disparaître. Dans ses rangs, les défections sont fréquentes. Mistress Fry a vu la plupart de ses enfans et des autres membres de sa famille passer à l’église anglicane. Les esprits les plus avancés, ceux que pénètrent les influences de leur temps, sont comme attirés vers la religion de la majorité. Les hommes prennent de moins en moins la parole dans les assemblées ; les femmes fournissent plus de ministres qu’eux à l’église de Fox, et la Société des Amis, en Angleterre surtout, se voit menacée de ne garder par devers elle que les enthousiastes et les retardataires. Ne serait-ce pas parce qu’elle a commis le péché pour lequel il n’y a nulle rémission, celui de dire à l’homme : Décide d’abord ce que doit être toute chose ; pose ton ultimatum à la réalité, et poursuis ensuite ton idéal les yeux fermés : périsse le monde plutôt qu’un principe ! Les Amis eux-mêmes