Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

regardant nous étions tous contens. — M. le marquis craignait dans les premiers temps qu’elle ne vînt à s’ennuyer l’hiver dans ce vieux château, parce qu’elle avait été autrefois dans le monde avec son père, et qu’elle avait habité de grandes villes ; mais Mlle Marie lui baisait les mains, et lui disait avec son joli sourire qu’elle ne regrettait rien de sa vie passée, rien que la présence de ceux que Dieu avait appelés à lui.

« Quand le deuil de la jeune fille fut fini, un jour M. le marquis envoya chercher le curé du village ; puis il fit entrer Gothon et moi, et là, en notre présence, il déclara qu’il allait épouser Mlle Marie, que nous eussions tous à la regarder comme la maîtresse de la maison, et qu’il comptait sur nous pour la servir avec fidélité, non-seulement maintenant, mais encore quand il ne serait plus, et que toutes ses terres appartiendraient à la nouvelle marquise d’Ebersac.

« Un an s’écoula dans le bonheur le plus paisible qu’il puisse y avoir sur cette terre. Mon maître ne sentait pas qu’il souffrait, tant il était heureux des soins de sa femme ; mais il était bien vieux, bien brisé par l’âge : son heure sonna, et il nous quitta en nous recommandant notre jeune maîtresse. — Je alors que Mme la marquise quitterait le château d’Ebersac pour aller retrouver quelques personnes de sa famille, et je me préparais chaque jour à recevoir l’ordre de notre départ ; mais les jours succédaient aux jours, et madame ne changeait rien à sa vie solitaire et silencieuse : seulement je ne tardai pas à remarquer qu’elle devenait plus pâle, plus frêle qu’autrefois. Souvent je l’entendais tousser, et je fus saisi de l’inquiétude qu’elle ne fût malade sans nous le dire.

« Je ne pus me taire long-temps avec cette crainte dans le cœur, et un matin je me décidai à l’interroger sur sa santé.

« — Oui, mon bon Philippe, je suis malade, me répondit-elle, c’est mon tour !

« Et comme elle voyait bien que je ne la comprenais pas, elle ajouta : Mes deux sœurs aînées sont mortes de la poitrine, à mon âge, et je suis atteinte du même mal.

« Et comme je la suppliais de quitter le château, d’aller dans une ville chercher du secours, d’appeler à elle sa famille ou ses amis, elle posa presque sa petite main sur ma bouche :

— Je n’ai plus de famille, me dit-elle doucement ; — des amis, j’étais trop jeune pour en avoir, et quant à rentrer dans le monde, maintenant que je suis riche et libre, — oh ! non. Philippe, je ne le veux pas ! — Il me faudra bientôt mourir, je le sens, et là-bas, dans ce monde que j’ai fui, on me ferait ou trop regretter la vie, ou peut-être la quitter avec trop de bonheur. — Ici, mon ame trouve le calme qui lui convient ; ici je donne à la vie que je perds les regrets qu’il est doux de laisser à tout ami dont on se sépare, et cependant elle ne m’est pas assez précieuse pour rendre bien pénible le moment où je la quitterai. — Non, Philippe, je resterai.

« J’insistai long-temps ; mais, quand la médecin que j’avais appelé m’eut souvent répété qu’il n’y avait rien faire, je me résignai, et je la soignai de mon mieux sans jamais lui parler de quitter ce château qu’elle aimait. Elle y continua sa vie paisible, sans beaucoup souffrir et surtout sans se plaindre. Elle écrivait une partie de la journée…