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Quand la nappe fut enlevée, Wilhelmine et Maria apportèrent sur la table d’acajou un grand pot de bière, des verres, de longues pipes et une provision de tabac. Elles approchèrent deux fauteuils : Karl et Guillaume s’y assirent.

— Montez chez vous, madame, dit alors M. Van Amberg avec le son de voix impérieux qui lui était habituel quand il s’adressait à sa femme ; j’ai à causer d’affaires qui ne vous intéresseraient pas. Ne vous éloignez pas pourtant ; je vous appellerai plus tard : j’ai besoin de vous parler.

Annunciata s’inclina en signe d’obéissance et quitta le parloir. Wilhelmine et Maria s’approchèrent de leur père. Il baisa silencieusement leurs jolies têtes blondes. Les deux frères allumèrent leurs pipes et restèrent seuls.

— Karl ! mon frère, dit alors Guillaume en posant ses deux bras sur la table et en regardant en face M. Van Amberg, avant d’en arriver aux affaires, laisse-moi te dire, dussé-je te blesser, quelques pensées qui me pèsent sur le cœur. Tout le monde a peur de toi ici, et le conseil, ce salutaire appui de tous les hommes, te manque.

— Parlez, Guillaume, répondit froidement M. Van Amberg.

— En vérité, Karl, il m’est impossible de ne pas te dire que tu traites durement Annunciata, ta femme. Dieu t’ordonne de la protéger, et tu la laisses souffrir, peut-être mourir sous tes yeux, sans en prendre nul souci. Le plus fort doit soutenir le plus faible. Dans ses foyers, on doit n’avoir que de douces paroles pour l’étranger qui vient de loin. Le mari doit protection à celle qu’il a choisie pour sa femme. À tous ces titres, frère, il me faut te dire que tu traites durement Annunciata.

— Se plaint-elle ? répondit M. Van Amberg en remplissant son verre de bière.

— Non, mon frère ; mais il n’y a que ceux qui sont forts qui se révoltent ou se plaignent. Un arbre tombe avec fracas, un roseau se courbe à terre sans que nul l’entende. Non, elle ne se plaint pas, si ce n’est pas se plaindre que se taire, être malade et obéir toujours et partout comme une machine sans ame. Tu lui as ôté la vie, à cette pauvre femme !… Elle cessera un jour de remuer, de respirer, mais elle a cessé depuis long-temps de vivre !

— Frère, il est des paroles inconsidérées qu’il faut ne pas prononcer au hasard ; il est des jugemens qu’il ne faut pas porter, dans la crainte d’être injuste.

— Ne sais-je pas toute ta vie aussi bien que je connais la mienne, Karl, et ne puis-je donc en parler sainement, en connaissance de cause ?

M. Van Amberg huma une bouffée de tabac, se renversa dans son fauteuil et ne répondit pas.

— Mon frère, je te connais comme je me connais moi-même, reprit