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d’engloutir vos brillantes civilisations. » Le monde officiel est resté sourd, et aujourd’hui encore, connaît-il bien la mystérieuse population qui le menace ? A-t-il pénétré toutes ses ruses et compté toutes ses forces ?

Entre le monde officiel et cet autre monde souterrain flottent les classes moyennes, lancées sans direction, sans discipline, sans organisation. Elles flottent aveuglément au gré des événemens, haussant les épaules aujourd’hui aux discours sauvages des socialistes, les écoutant demain, les repoussant après-demain, les approuvant la semaine d’après et les combattant à la fin du mois. Elles sont là au milieu des deux autres, sociétés, se défiant souvent de l’une, redoutant l’autre presque toujours, et ne connaissant ni l’une ni l’autre classe.

Dans un pays où règne, malgré les lois, malgré les idées, malgré les systèmes, une absence si complète de relations mutuelles, faut- il s’étonner que la révolution soit pour ainsi dire à l’ordre du jour ? Ne se connaissant pas, ne désirant même pas se connaître, les différentes classes de la société s’appellent dans la rue, et là font connaissance, en s’égorgeant. Les Français ne se rencontrent guère indistinctement qu’au milieu des guerres civiles. Dans la hiérarchie sociale, comme partout en France et surtout à Paris, domine cette haine de la réalité qui fait le fonds de l’esprit français. Toute la pensée de la France même, chose singulière, est employée dans ce temps-ci à chercher un remède contre la réalité. Qu’est-ce que le socialisme, sinon la recherche d’une panacée qui mette les hommes à même de se passer de la réalité ? Ils ne comprennent pas que le seul but de la vie de l’homme, c’est de réparer incessamment pas ses efforts individuels les brèches que le temps ; les passions ou le hasard ont faites à l’ordre moral qui les entoure ; qu’il n’y a ici-bas d’autre tache que des taches individuelles, dures, pénibles, dans l’accomplissement desquelles l’homme ne doit compter et ne peut compter, sur aucun secours, sur aucun auxiliaire commun. Mais il serait si agréable qu’une formule quelconque vint remplacer la nécessité de la lutte, il serait si doux qu’une loi générale rendit inutiles les efforts individuels ! Dans la pensée des modernes Français, la société doit tourner en vertu d’une loi fixe, comme les astres, les planètes et leurs satellites. S’il n’en est pas ainsi, c’est que la société est mauvaise, et doit par conséquent être refaite. Ils oublient ; que ce ne sont pas les soleils et les astres qui ont créé leurs lois et que les hommes ne peuvent pas davantage créer les leurs.

Il en est de même de ce que j’appellerai le socialisme pratique par opposition au socialisme théorique ; là encore domine la même envie de se débarrasser de la réalité. Ainsi, les Français ne parlent tant des droits de l’homme que pour se débarrasser de la charité, ils ne parlent tant des travailleurs, et de leurs souffrances, de la misère, des iniquités sociales, que pour se dispenser de les secourir et de les réparer. Ils paient leurs dettes en paroles. Chez eux, il n’y a point de lord Ashley, pas d’Élisabeth Fry, pas de John Howard, luttant avec le fait pour l’améliorer, le prenant corps à corps, le terrassant et remplaçant ce fait mauvais et injuste, par leur propre action.. Non, non, crient-ils, débarrassez-moi de la réalité ; ne troublez pas mes chers rêves, ne me demandez pas d’agir, laissez-moi continuer à développer ; mon petit système. Il n’y a pas un théoricien socialiste, même le plus nul, qui, lorsque vous lui demandez d’agir, ne vous réponde par cette niaise parole : à quoi cela me servirait-il ? ce