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qu’il désire ou ce qu’il pense, quiconque a tenté de concilier dans l’arrangement des paroles l’élévation et la simplicité, de dire ce qu’il veut sans rien dire de plus, sait à quoi s’en tenir sur la négligence de La Fontaine. Il y a, sous ce désordre apparent, un art très laborieux, une habileté qui a coûté bien des veilles. Béranger ne l’ignore pas, et j’oserais parier qu’il a étudié mainte et mainte fois le secret de cette négligence. Il a étudié les procédés du bonhomme comme les botanistes étudient les organes d’une plante avant de la classer ; il a interrogé tous les ressorts mis en usage par l’écrivain naïf pour être naïf à son tour, sans rien abandonner au hasard. Ou je m’abuse étrangement, ou la lecture de Béranger, suivie avec lenteur, comme la lecture d’Horace du de Virgile par les amis de l’antiquité, confirme ce que j’avance. De page en page, un œil attentif reconnaîtra les leçons du bonhomme et devinera l’art sous la simplicité. Si La Fontaine compte peu d’élèves, ce n’est pas qu’il soit avare de leçons ; pour mettre ses leçons à profit, il faut une rare sagacité ; Béranger les a comprises et s’en est souvenu.

À quel titre devons-nous ranger Voltaire parmi les aïeux de Béranger ? Molière et La Fontaine lui ont enseigné la franchise et la simplicité ; quel enseignement Béranger a-t-il reçu de Voltaire ? Cette question à peine posée se résout d’elle-même. C’est de Voltaire, à mon avis, qu’il tient le goût de la clarté. Ce goût, je le sais bien, fût demeuré impuissant, s’il n’eût trouvé pour se développer, pour se fortifier, un ensemble de facultés heureuses.. Il ne reste pas moins vrai, moins évident pour moi que Béranger a puisé dans Voltaire le goût de la clarté. Ce n’est pas que je veuille établir aucune comparaison entre les vers de Voltaire et les vers de Béranger. Un tel rapprochement serait dépourvu de bon sens et d’à-propos. Les vers de Voltaire, utiles en leur temps, puisqu’ils ont servi à populariser les idées les plus importantes de la philosophie moderne, n’ont qu’une valeur secondaire dans l’ordre poétique ; mais la prose de Voltaire, abstraction faite des vérités qu’elle énonce, quels que soient les changemens survenus dans la science, conserve encore aujourd’hui une incontestable valeur. Le mérite dominant de la prose de Voltaire, c’est la clarté. L’histoire et la philosophie ont subi, depuis cinquante ans, des révolutions profondes. L’érudition a démenti bien des assertions données comme irréfutables dans l’Essai sur les moeurs ; le Dictionnaire philosophique a été convaincu d’ignorance sur bien des points : la prose historique et la prose philosophique de Voltaire n’en demeurent pas moins des modèles de clarté. Je ne doute pas que Béranger n’ait étudié long-temps la prose de Voltaire.

Il y a pour un poète, dans cette étude, un écueil que chacun devine. L’amour de la clarté, tel que Voltaire l’a pratiqué dans sa prose, ne semble pas pouvoir se concilier facilement avec le libre essor de l’imagination.