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le lac de Titicaca, de la chicha et du pisco. Une foule de roulettes primitives attiraient les Indiens, à demi ivres souvent, et qui les entouraient : toute la journée au point d’en rendre l’approche à peu près impossible ; te soir surtout, aux reflets de la modeste chandelle de suif, tous ces visages jaunes, encadrés et presque voilés par une épaisse crinière de cheveux raides et noirs, prenaient une expression étrange et presque diabolique : la passion du jeu animait seule les yeux petits et brillans des serranos. Cette passion est une des plus communes et des plus fortes chez les Péruviens de toutes les classes. Après en avoir observé les tristes effets dans les rues comme dans les tripots de Vilque, on éprouve le besoin d’étudier le caractère du serrano sous un plus noble aspect. Pour connaître ce qu’il y a chez l’Américain d’adresse et de vigueur, il faut aller au marché aux mules de Vilque. La province du Tucuman y envoie tous les ans plusieurs milliers de ces animaux à demi sauvages, qui sont très recherchés des Péruviens pour les voyages et le transport des marchandises dans les Cordillères. À un kilomètre environ du village, ces mules sont réunies par troupes de cinq à six cents, souvent même davantage, sous la surveillance de trois ou quatre gauchos ; ceux-ci, avec leurs figures bistrées, leurs grands punchos qui les enveloppent tout entiers, le chiripa qui leur couvre les jambes en guise de pantalon, le couteau toujours pendu à leur ceinture, ont plutôt l’air de bandits que d’honnêtes marchands venus pour vendre leurs mules ; ils se tiennent immobiles sur leurs selles, les rênes d’une main, le laso de l’autre, attendant l’arrivée des acheteurs. Les amateurs se présentent cil assez grand nombre ; ils choisissent des yeux, mais sans pouvoir l’approcher beaucoup, la monture qui leur convient, la désignent au capatas ou chef des gauchos, et traitent avec lui du prix en quelques mots. Généralement le prix est de 30 à 60 piastres, et le marché est rapidement conclu.

Reste à prendre la mule au milieu de cette foule de bêtes à longues oreilles, toutes jeunes, entêtées, et dont pas une seule encore n’a senti le frein. Sur un signe du capatas, un des gauchos prend son laso, le fait siffler au-dessus de sa tête en tournant au grand trot autour de la troupe à demi effrayée : les mules se mettent aussitôt elles-mêmes à courir en rond, en se pressant de plus en plus les unes contre les autres. Celle que l’acheteur a choisie disparaît bientôt ; mais le gaucho, lui, ne l’a pas perdue de vue. Son laso ramassé se balance en sifflant au-dessus de sa tête ; bientôt, quand le moment favorable est venu, il se déploie comme un énorme serpent, et, à douze ou quinze pas du cavalier, va saisir à la gorge l’animal désigné. En vain la mule épouvantée se raidit contre l’étreinte, le laso, attaché à la selle même du gaucho, ne lâche pas le pauvre animal. Au contraire, plus il fait d’efforts, pour se dégager, plus le nœud coulant le serre fortement. La mule