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mot du cœur, mais ils ne le trouvent que dans le cerveau du poète. Cette simplicité affectée, ce cri de la nature reproduit à force d’art, fatiguent plus, à la longue, que les banalités débonnaires du mélodrame d’autrefois. M. Hugo possède, pour les situations dramatiques de ses romans et de ses pièces de théâtre, un air de bravoure qui lui a réussi dans le dernier acte d’Hernani et dans la scène de la Sachette de Notre-Dame de Paris, mais qu’il répète à satiété, avec des variations fort monotones qui ne parviennent pas à le déguiser. Dès que la situation se tend, l’air primitif reparaît, avec son cortège obligé d’interjections, d’onomatopées, d’hyperboles, de familiarités hasardeuses, trop souvent à un pas du sublime. Non, Racine et Shakspeare, Phèdre et Desdemona n’ont pas besoin, pour nous attendrir, de parler cette langue bizarre, ce jargon de la pitié et de la terreur, qui n’est ni la vraie terreur, ni la vraie pitié. Et puis, comme tout cela a vieilli ! — Comme tous ces Malipieri, ces Bragadini, ces Omodei, ces doges, ces provéditeurs, ces espions, ces sbires, ont l’air de sortir, tout poudreux, d’un magasin de théâtre fermé à clé depuis quinze ans ! Quel Géronte que cet Angelo, malgré le sinistre tocsin de ses haines héréditaires ! Que de rides précoces sur le front de cet infortuné Rodolfo, dernier rejeton de la race lugubre des Antony et des Didier, dont il était destiné à clore la liste, comme ces enfans abâtardis en qui s’éteignent les familles ! Encore une fois, que tout cela est vieux, et que Racine et Shakspeare sont jeunes !

Que dire maintenant de Mlle Rachel ? On lui a décerné, dans ce rôle de Tisbé, des ovations si retentissantes, des panégyriques si enthousiastes, que la note juste disparaît dans ce bruyant concert ; l’impartialité a mauvaise grace, et il devient aussi difficile de critiquer avec franchise que de louer avec mesure. Sans nul doute, Mlle Rachel a déployé dans ce rôle cette exquise distinction qui ne l’abandonne jamais. L’habitude d’assouplir, de transformer par une diction savante le rhythme des vers de tragédie lui a servi à lutter contre cette prose dont elle sait fondre en un harmonieux ensemble les arêtes et les ciselures. Ajoutez à ces avantages une habileté, un éclat d’ajustement qui rappelle les chefs-d’œuvre de l’école vénitienne ; ajoutez-y l’expression implacable de ce masque tragique, et ce souffle puissant de Melpomène qui force de prendre au sérieux ces scènes mélodramatiques, et vous comprendrez quel élément de succès Mlle Rachel a apporté à cette reprise d’Angelo. Nous croyons pourtant que ses admirateurs sincères se sont attristés de la voir aborder ce drame, et devenir, après coup, l’interprète et la complice d’une école dont Angelo ne représente que les excès et les défauts. Il n’est pas étonnant que Mlle Rachel, fatiguée de sa longue et glorieuse alliance avec les morts, ait voulu essayer un peu des vivans ; mais ne pouvait-elle mieux choisir ? Si la tragédienne, dans sa juste reconnaissance pour l’ancien répertoire, s’est proposé de montrer, en une fois et pour n’y plus revenir, toute la distance qui sépare nos anciens chefs-d’œuvre de nos chefs-d’œuvre modernes, nous devons l’avertir qu’elle y a réussi. Si elle a prétendu effacer le souvenir de Mlle Mars et de Mme Dorval, peut-être son succès a-t-il été moindre.

Au reste, M. Hugo n’est pas le seul qui nous ait fait voir, ces jours-ci, une courtisane régénérée par l’amour et trouvant, dans ce sentiment nouveau, de nobles inspirations. Cette antithèse était déjà fort en vigueur, il y a quelque trois mille ans, sur le théâtre hindou, du moins si nous en croyons les traducteurs