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passion et du génie ; mais s’il s’est abaissé en public par des confidences qui n’appartenaient qu’à l’oreille de Dieu, s’il a répandu, d’un autre côté, des flots d’ironie destructive sur ceux qui se jugeaient meilleurs que lui-même, il voulait du moins servir la vérité, il croyait attaquer des vices, et ne s’apercevait pas que l’humaine nature s’appuierait de son exemple pour excuser de mauvaises inclinations, sans accepter en revanche les remords, les privations, les tortures morales qu’il s’imposait pour les expier. On peut dire surtout que Rousseau, s’il a présenté dans ses Confessions des tableaux séduisans, n’a jamais eu l’intention d’outrager les mœurs. Il écrivait dans une époque dépravée et pour une société privilégiée à laquelle l’épisode des demoiselles Galley, celui de la courtisane de Venise et sa liaison avec Mme de Warens n’offraient même qu’un ragoût bien fade et bien faiblement épicé. Il emmiellait parfois d’un peu de cynisme les bords du vase qu’il croyait avoir rempli d’une généreuse boisson. Quant à Restif, son concurrent rustique et vulgaire, comment chercherions-nous à l’excuser ? Ce n’était pas aux belles dames, aux grands seigneurs blasés, aux financiers, aux gens de robe, aux coquettes, que s’adressaient ses livres ; c’était à ces classes bourgeoises qui, bien qu’étant encore du peuple, en différaient de plus en plus par l’éducation et par l’oubli progressif de ce qu’on appelait alors les préjugés. Si Rousseau disait quelquefois : « Jeune homme, prends et lis ! » d’autres fois il s’écriait en tête d’un ouvrage qui aujourd’hui passe pour fort peu dangereux : « Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue ! » La misère et l’orgueil ont empêché Restif d’en faire autant.

Ses livres s’adressaient sous toutes les formes à quiconque savait lire. Les titres excitaient l’attention de tous ; des gravures nombreuses, attrayantes dans leur médiocrité même, séduisaient les regards de la foule. Le roman moderne, dans ses combinaisons les plus violentes, n’offre rien de supérieur à ces images d’enlèvement ; de viol, de suicide, de duel, d’orgie nocturne, de scènes contrastées, où la vie crapuleuse des halles mêle ses exhalaisons malsaines aux parfums enivrans des boudoirs. Par exemple, voici le vieux Pont-Neuf vu de nuit, et plus haut la Samaritaine ; des voleurs cachés sous l’arche Marion évitent la clarté de la lune ; un fiacre s’est arrêté sur le pont ; une femme qui en sort est précipitée dans l’eau noire, un gentilhomme se penche sur le parapet, un autre s’élance de la portière ouverte. — Qui n’a vu partout cette gravure ? Qui ne s’est demandé : « Que signifie cela ? » En faut-il plus pour le succès ? Les romans de Restif n’ont pas dû leur vogue à ces seuls moyens, dont ses contemporains d’ailleurs ne se faisaient pas faute. Il peignait souvent avec feu, quelquefois avec grace et avec esprit les mœurs des classes bourgeoises et populaires. Le peu qu’il savait du monde lui venait de ses fréquentations avec Beaumar-