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souvenir, ses exemples vivent. Nous vivons aussi pour les interroger, et en tirer pour la génération présente d’utiles enseignemens. Ces longs volumes renferment une grande leçon. Ne craignons pas de l’envisager.

M. de Chateaubriand nous a donné son secret. Il fut un sublime égoïste ; il ne pensa qu’à lui-même ; il a vécu, il est mort dans cette pensée. Au-dessus de ses sentimens de famille, de ses épanchemens d’amour, de ses dévouemens politiques, sa personne passe toujours ; elle survit, à peine atteinte par les impressions du dehors, profondément dévorée par le feu d’une ambition intérieure ; elle a débordé toutes les dignités dont il a été revêtu ; elle a fait éclater tous les partis qui l’ont reçu dans leurs rangs. Son égoïsme n’eut point la mesquinerie d’un calcul ; il eut la grandeur d’une passion. Comme tous les sentimens vrais, cet égoïsme a produit des actes de courage et même de sacrifice. Il lui est arrivé de sacrifier son intérêt à sa gloire et sa place à son rôle ; mais, sur l’autel où il s’immolait, il était dieu en même temps que victime.

Le mal qui consumait sa vieillesse chagrine fait ravage autour de nous ; la scène politique est envahie par ces égoïsmes démesurés qui réussissent à troubler, à absorber peut-être quelques jours en eux-mêmes l’existence de toute une nation, et vont sécher ensuite sur quelque plage abandonnée, rejetés par tous les partis. Contenu par le régime salutaire de la discussion chez les hommes politiques proprement dits, ce mal semble surtout n’épargner aucun de ceux qui des lettres passent aux affaires. L’irritable vanité poétique, illustre dans tous les temps, est devenue aujourd’hui un véritable fléau populaire. Nous ne pensons pourtant pas qu’il ait été réservé à notre époque d’ajouter au fond la moindre dose à l’incurable égoïsme du cœur humain ; mais il est en général, dans les sociétés, des conditions d’équilibre moral presque aussi essentielles à leur existence que la densité physique de l’air qu’elles respirent. Autrefois, quand l’homme heureusement doué par la nature sentait s’éveiller en lui les premiers aiguillons du talent, il apercevait en même temps devant ses yeux des corps constitués, des dignités héréditaires, des grandeurs de tout genre qui l’étonnaient de leur élévation ; il sentait peser sur sa tête une société régulière avec ses traditions et ses doctrines, et ce poids salutaire doublait en la contenant l’élasticité du génie. Aujourd’hui, sur notre terrain mis à nu, quiconque s’élève un peu a tout de suite la tête par-dessus tout le monde ; il n’aperçoit plus que des fronts inclinés devant le sien. De là ces développemens monstrueux de la vanité, véritables phénomènes moraux que l’étranger étonné vient admirer parmi nous. La pression atmosphérique manque partout autour de nous, et l’ame des poètes, formée d’une matière plus volatile qu’aucune autre, est la première à. mettre an jour ces prodiges d’une ébullition spontanée.