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un modèle à ses compatriotes : cette seule rectification justifie son œuvre et la rend presque irréprochable. Or c’est là, au fond, la pensée de M. Gervinus, bien qu’il semble souvent affirmer le contraire ; s’il glorifie les races germaniques dans Shakspeare, il prétend surtout arracher la poésie allemande à ses langueurs et lui donner le goût des entreprises viriles. Le Shakspeare de M. Gervinus est un vaste tableau. Lessing et Goethe, Tieck et Guillaume de Schlegel, n’ont traité le plus souvent que des points particuliers ou n’ont donné que des appréciations générales ; M. Gervinus a écrit une monographie où rien n’est omis de ce qui concerne les phases diverses et le développement du poète, depuis les sonnets de sa jeunesse jusqu’à Macbeth et Othello. Qu’on se garde pourtant d’accepter sans défiance toutes les affirmations du savant critique. Voilà vingt-cinq ans que M. Villemain a dit avec sa lumineuse justesse : « C’est dans la vie, le siècle et le génie de Shakspeare qu’il faut chercher, sans système et sans humeur, la source de ses fautes bizarres et de sa puissante originalité. » Le livre de M. Gervinus a été composé sans humeur assurément, mais non pas sans système. Pourquoi, par exemple, tient-il si jeu de compte des opinions de notre pays ? Pourquoi son érudition semble-t-elle s’arrêter à Voltaire ? Ce dédain inintelligent lui a plus d’une fois porté malheur. Depuis les éminens travaux de MM. Guizot et Villemain sur l’auteur de Macbeth, la critique française a jugé les drames de ce génie audacieux avec une profondeur et une netteté dont un écrivain allemand aurait pu tirer profit. Quoi qu’il en soit, le Shakspeare de M. Gervinus n’est pas une œuvre ordinaire ; elle mérite de fixer l’attention en France, comme elle l’a fait de l’autre côté du Rhin.

S’il est des écrivains qui renoncent à la place publique pour retourner aux méditations plus saines du foyer, il en est d’autres qui n’ont pas assez bien fermé leur seuil pendant que défilaient par la rue les parades du mardi-gras révolutionnaire. Le bruit de l’émeute, le langage des passions soulevées, toute cette atmosphère malfaisante des journées démagogiques a pénétré, à leur insu sans doute, dans leurs tranquilles retraites. Je ne m’explique pas autrement les étranges incartades de M. Schlosser dans son dernier volume de l’Histoire du dix-huitième siècle[1]. M. Schlosser, je l’avoue, quelle que soit sa renommée dans son pays, a rarement su éviter une certaine outrecuidance mêlée de légèreté ; jamais cependant il ne s’était ainsi abandonné à ses défauts, jamais on n’avait vu dans ses écrits un style si débraillé et des allures si équivoques. On dirait cette fois je ne sais quelle inspiration d’en bas ; on sent comme des bouffées de cette démocratie

  1. Geschichte des achtzehnten Jahrhunderts, etc (Histoire du XVIIIe et du XIXe, jusqu’à la chute de Napoléon), par M. Schlosser, Heidelberg, 1840.