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vin, les femmes, tout était là pour qui voulait s’étourdir ; nos soldats étaient bien nourris, bien vêtus bien payés, et nous, gais et insoucians comme de vrais lansquenets, nous ne rêvions plus que combats et sanglantes mêlées : c’étaient là nos plaisirs et nos fêtes. Depuis la campagne de Lombardie, j’ai vu la guerre sous un aspect plus sévère ; j’ai vu des hommes tomber autour de moi, rongés par les maladies contagieuses ou épuisés par la faim : spectacle navrant que celui de ces soldats naguère pleins de courage et de vie, et qui, au lieu de succomber glorieusement sur le champ de bataille, mouraient glacés par la fièvre, noircis par la gangrène ou dans les convulsions du choléra ; mais l’éclat de la gloire a recouvert tout cela, et comme alors je comprends le charme étrange qu’il y a dans la vie de guerre, et que nulle part, mieux que dans cette lutte incessante contre les faiblesses du corps, l’ame humaine ne montre toute sa puissance, ne révèle toute sa valeur.

Le lendemain du combat, comme je passais devant le cimetière de Santa-Lucia, nos gens m’offrirent des bagues et de petits crucifix qu’ils avaient pris aux officiers piémontais restés sur le champ de bataille. J’en achetai pour quelques florins ; mais bientôt je fus pris d’un regret superstitieux d’avoir privé les corps de ces braves de ces derniers souvenirs qu’ils tenaient peut-être d’une mère ou d’une amie, et, revenant sur mes pas, je les jetai dans la fosse commune, qui était encore ouverte. Presque tous les soldats piémontais portaient des scapulaires, beaucoup avaient des livres de prières dans leurs poches ; l’un d’eux avait encore sur lui une lettre de sa mère écrite en français. Elle lui disait « qu’elle prierait pour lui la sainte Vierge ; qu’il soignât sa santé et se tînt les pieds chauds de peur de s’enrhumer. » Pauvre mère !

Les Piémontais avaient regagné leurs positions, et le maréchal ne pouvait, avec sa faible armée, reprendre l’offensive avant l’arrivée du corps d’armée que le général comte Nugent devait lui amener. Quelques jours d’attente et d’inaction succédèrent donc à l’affaire de Santa-Lucia. C’est pendant cette courte trêve que le général baron d’Aspre eut la bonté de me nommer capitaine dans son régiment, premier régiment d’infanterie de l’empereur ; cet avancement me causa une grande joie et m’attacha à lui par les liens d’une éternelle reconnaissance. Je gardais d’ailleurs mon poste auprès du maréchal ; j’étais heureux de vivre près de lui. Il était d’une bonté parfaite pour ses officiers, et ses soldats l’adoraient ; j’en ai vu à qui l’émotion et la joie, quand il leur parlait, amenaient les larmes aux yeux. Sa générosité était proverbiale dans l’armée ; il se plaisait à avoir un grand nombre d’officiers réunis à sa table ; s’il l’eût pu, il aurait invité toute l’armée. Le matin, il avait l’habitude de jeter des pièces d’argent aux pauvres qui se rassemblaient sous ses fenêtres, et souvent, au point du jour, comme je dormais sur un sofa dans le salon devant sa chambre, j’étais réveillé